« Les carnets de guerre de Louis Barthas tonnelier » est un document de référence unanimement encensé. « Ce livre a une haute valeur historique et c’est aussi une véritable œuvre littéraire » en disait François Mitterrand. Il est devenu un classique dès sa première édition en 1978. On apprécie le témoignage d’un travailleur manuel, caporal, vivant en permanence au milieu de son escouade. Chez ce tonnelier méridional on décèle à la fois un sens de l’observation précis et une lucidité mêlée d’émotion et parfois d’humour.
A sa lecture je fus étonné par son évocation du soulèvement à Daucourt (près de Ste-Ménehould) de son régiment souhaitant partir en permission, le 22 mai 1917. Aux cris de « permission, permission » se mêlaient d’autres cris « Paix et Révolution », ainsi que les accents de l’Internationale. Il faut voir là l’influence des informations sur la Révolution russe qui se propageait dans les tranchées et aussi d’une lassitude après trois ans de conflit. La patrouille et les officiers battirent en retraite et personne ne respecta le couvre feu. « Les autorités si arrogantes et si autoritaires avaient dû capituler ». Dès le lendemain les permissions étaient accordées. Le régiment traversa Sainte-Ménehould le 4 juin et Barthas indique que deux régiments venaient de s’y mutiner et s’étaient emparés de la caserne en criant : « Paix ou Révolution ».
Que nous dit-il ? : "Le général X étant allé essayer de les haranguer fut empoigné, collé au mur et allait être fusillé lorsqu’un commandant très aimé de ses hommes réussit à sauver le général et à obtenir que les révoltés se laissent conduire au camp de Châlons pour jouir d’un long repos.
Des coups de fusil ayant été tirés sur un groupe d’officiers qui essayaient de s’approcher de la caserne, des balles allèrent faire des victimes dans la ville. Il y eut, nous dit-on, deux tués".
Je n’avais jusqu’ici rien lu sur cette rébellion. Emille Baillon qui, dans son histoire de Sainte-Ménehould, relate avec précision tous les événements de la Grande guerre n’en parle pas. Il semble que l’on ait souhaité taire ces insoumissions après l’armistice, préférant donner l’image d’une armée toujours solidaire et motivée. C’est dans les archives de la Marne que l’on peut trouver confirmation des propos de Barthas. Une étudiante ménéhildienne s’y est rendue et a déniché un courrier très parlant. Il s’agit d’une lettre envoyée par le commissaire spécial, chargé de la police militaire, au sous-préfet de Sainte-Ménehould :
"J’ai l’honneur de vous rendre compte que des manifestations d’un caractère révolutionnaire ont eu lieu à Ste-Ménehould le dimanche 3 juin 1917.
Le 217ème régiment d’infanterie, descendant de position, devait embarquer en gare de Ste-Ménehould à 16 heures. Dans l’après-midi, plus particulièrement vers 7 heures, un groupe d’environ 500 soldats, paraissant en état d’ivresse déambulèrent dans les rues de la ville, prenant à partie la population civile et aussi les officiers, criant : « Vive la Révolution, vive les midinettes, vive la Révolution, à bas la guerre. »
Quelques faits d’assez grave importance ont eu lieu. Le général commandant la 71ème Division, voulant incidemment intervenir, Place de l’Hôtel de Ville, fut outragé.
Un cycliste, même division, reçut une balle au côté gauche, tirée par les manifestants près de la gare. Son état est assez grave.
Il y eut quelques arrestations.
Le train ne partit que vers 8 heures, quelques incidents eurent lieu pendant la marche du train Ste-Ménehould-St Hilaire.
Lundi 4 juin, quelques retardataires appartenant au 350ème régiment d’infanterie essayèrent de recommencer vers 20 heures. L’intervention d’un Colonel réprima ce mouvement. Un des militaires fut arrêté au moment où ce groupe chantait l’Internationale dans la rue Chanzy. Quelques arrestations suivirent.
A signaler que la plupart de ces manifestants étaient en état d’ivresse ; ce n’est pas dans les cafés ouverts au public qu’ils ont pu se saouler, à moins de se situer à l’écart. Nous ouvrons une enquête aux fins de connaître dans quel cabaret clandestin ils ont pu boire."<br>
Voilà qui corrobore les dires de Barthas même si dans ce rapport on tente d’atténuer le caractère révolutionnaire du mouvement en soulignant l’état d’ivresse.
Mais tout aussi étonnant est ce second document trouvé par notre fouineuse qui semble indiquer que l’exaspération devant cette guerre qui n’en finissait pas gagnait la population. Mais peut-être n’est-ce qu’un cas isolé :
"Le Commissaire Spécial de Sainte-Ménehould à Monsieur le préfet de la Marne à Châlons-sur-Marne.
J’ai l’honneur de vous faire connaître que le samedi 27 avril à 21 heures, Monsieur le sous-préfet de Sainte-Ménehould se trouvant
devant la sous-préfecture accompagné de Monsieur le procureur de la République et de Messieurs Jean Quesnel et Marcel Séret a été outragé par le sieur Gonnet Louis, 49 ans, homme de l’équipe de la Compagnie de l’Est à la gare de Sainte-Ménehould qui, en déambulant la rue Chanzy et la place de l’Hôtel de Ville, les injuria en ces termes : « Feignants, embusqués, vous avez bien su vous faire réformer, des pareils à ça on devrait prendre un couteau et les zigouiller dans les chemins, pas de danger qu’ils aillent à la Gruerie, etc »
Monsieur le sous-préfet, en uniforme, pensa que cet homme était en état d’ébriété et n’attacha pas grande importance à ses propos. Mais le lendemain matin il reçut la visite de Monsieur Lavison adjoint au maire de Sainte-Ménehould qui lui dit que ces outrages avaient été rendus publics. Monsieur Percheron, conseiller municipal, se trouvait sur place au moment de l’incident et en avait rendu compte à la mairie.
Monsieur le sous-préfet et Monsieur le procureur, après s’être concertés, ont pensé que la dignité de leurs fonctions ne leur permettait pas de laisser passer ces outrages sans leur donner la suite qu’ils comportent et m’ont prié d’ouvrir une enquête.
J’ai inculpé ce jour le délinquant d’outrages et injures à magistrat de l’ordre judiciaire et administratif « sous-préfet en uniforme ».
Le procès verbal remis par mes soins à Monsieur le procureur de la République de Sainte-Ménehould sera transmis à Monsieur le procureur général pour décision et suites à donner à cette affaire que je n’ai pas voulu vous laisser ignorer. C’est pourquoi je vous adresse mes renseignements ci-dessus à toutes fins utiles.
Sainte-Ménehould le 9 mai 1918
Le Commissaire Spécial