Toujours des écrits signés de « Menoulahuri », un anonyme qui se plaisait à se moquer des Ménéhildiens. Ici c’est « La guerre du pied » avec Gaston Bazinet, l’hôtel St Nicolas rebaptisé « Fort St Nicolas », et « Pied d’Or Ivanof » dans le camp du Soleil d’Or, c’est à dire Yvan Desingly, propriétaire de l’auberge du Soleil d’Or.
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On peut affirmer que cette guerre débuta avant 1793, puisqu’il existe copie d’un jugement rendu à cette date. Ce jugement, frappé du sceau Royal, mit fin (pour un certain temps) à la querelle qui opposait deux faiseurs de pieds, fournissant gîte et couvert, de côté et d’autre de la Grand’rue. Dès lors, il est probable que chacun des deux adversaires vendit chez lui sa propre spécialité. Sans doute les deux plats se ressemblaient-ils fort, puisque, dit-on, un certain maître queux aimant le vin et les écus, trahit son maître et vendit la fameuse recette à la maison d’en face.
Une paix armée s’en suivit, au cours de laquelle un troisième larron utilisa le procédé secret de fabrication. Cette trêve subit bien quelques remous mais Ste-Ménehould, ville-étape, lieu de passage, voyait affluer constamment une clientèle nombreuse et variée, et « Point ne se bat qui a le ventre plein et le gousset garni ». Bien des têtes couronnées de perle rares, de feuille d’or ou de laurier, dégustèrent le fameux pied.
Exploitant le succès et partant du bon pied, les gens de bouche inventèrent d’autres spécialités (pied de veau, de mouton, de sanglier, andouillettes, boudin de lapin, etc, etc). Le troupeau de Noë n’y suffisant plus !... Qu’ils fussent cagneux, panards ou pannés, tous les pieds étaient bons, pourvu qu’ils soient fendus En avant, Arche ! Et ils défilaient en rangs serrés, à une cadence de Chasseur à pied C’était l’Abondance, l’Euphorie, la Frénésie Un poète délirant ne s’est-il pas écrié :
« Oh Muse ! Prends ton pied et me donne un baiser ! »
Cette débauche gastronomique ne se calma que vers 1926. Au cours de cette période, un hôtelier raffiné, ayant nom Bazinet [1] se révéla le champion du Pied. Il conserva son titre jusqu’à la mort.
Ayant franchi sans trop de mal les embûches de la deuxième guerre et de l’occupation, il ressurgit un beau jour sur le plateau de la Gaité Lyrique, où il fut accueilli chaudement par la troupe de Nohain [2]. (Surtout ne pas confondre avec le troupeau de Noë précédemment cité).
Tout au long des jours, Madame Bassinet, souriant aux passants, caressait d’une main blanche, son beau piano d’Antan [3] tout en vendant ses pieds et les glorifiant. Mais, pendant ce temps là, sur son piano brûlant, Nicolas, déchainé, de ses menottes habiles, tâtait ses pieds fumants. Enfin, satisfait, Nicolas s’endormit dans un sommeil heureux. Un Boum ! l’éveilla ! Secoue-toi, Nicolas ! Car Piedor Ivanof est là !
Le combat s’engagea entre deux seulement des belligérants (les deux autres observaient d’assez loin, évaluant les chances des forces en présence). D’un côté, Ivanof, dans son camp du « Soleil d’Or ». Parachuté depuis peu dans la masse des Restaurateurs [4], le Général Piedor Ivanof eut tôt fait d’y trouver sa place Audacieux, fin stratège, il n’était passé ni par Saint-Cyr, ni par Saint-Maixent. Peut-être sortait-il de Saint-Guy ! Il n’écoutait guère que son intuition et les bons conseils de son adjoint mais avait organisé un remarquable service de renseignements et de Propagande.
D’un autre côté le Fort de Saint-Nicolas abritait un état-major beaucoup plus étoffé : le Général Voitout (2 étoiles), commandant en chef, le Colonel Larisette, chef d’état-major, le Capitaine Dessaint, officier de Renseignements, le lieutenant Vuymer, officier d’Intendance. Le début des hostilités fut discret : on se battait à coup de prospectus, d’étiquettes, de pancartes, puis les boîtes d’allumettes servirent de projectiles. Là le Général Voitout marqua un avantage : Ivanof envoyant des boîtes de 40 mm, il utilisa des boîtes de 80 mm qu’il tenait enfermées dans une chambre blindée et il ne gaspillait pas ses munitions ! Mais Piedor avait son plan.
Pendant qu’il préparait une opération d’envergure et pour occuper l’adversaire, il attaqua le Fort Saint-Nicolas à plusieurs reprises, employant gaz puants, lacrymogènes et sternutatoires. Allait-il choisir plus haut dans la liste des toxiques ? Affronter la peste ou la rage ? Non !... car au même moment, il dirigeait une colonne sur Paris. Il aborda la capitale par la porte de Versailles qu’il franchit sans coup férir, les pieds à la main. Profitant de l’animation qui régnait alors, il se faufila dans la multitude, dans laquelle il pénétra jusqu’au cœur. S’étant arrêté pour souffler, il repéra une estrade inoccupée dont il s’empara d’un bond. Se dressant comme un diable, il harangua la foule en ces termes :
"Citoyens Camarades Parisiens !!
Approchez, approchez ! C’est Piedor Ivanof qui vous parle.
Il y a cent ans aujourd’hu
[5], Bazaine vous a fait bouffer des rats !
Il ya plus de 70 ans que Bassinet vous fait manger ses pieds !
Eh bien, maintenant, vous allez goûter les miens !"
Aux badauds ébahis, il donnait des pieds, gratis, enveloppés, comme on donne aux enfants des caramels d’un sou c’était fou !... Une ovation monta de la foule comme la houle. Soulevé, emporté par la vague, il se retrouva coi devant un Grand Jury qui le félicita. Encensé, décoré, il fut couronné ROI le Roi du Pied, bien sûr
Piedor, enfin comblé, aurait pu s’amuser, se saouler, forniquer. Il n’en fit rien et regagna, béat, le camp du Soleil d’Or !
Après son raid triomphal sur Paris, le Général Piedor Ivanof fut interviewé par le reporter local. Cette sémillante brunette qui lui avait déjà cassé les pieds, voulut aussi lui casser les pattes, et insinua que Rethel avait, depuis longtemps, fleuri de boudin blanc les tables Elyséennes. Alors, Piedor Ivanof entra dans une colère épouvantable, digne de Pierre le Grand. Brandissant dans son poing un pied de cochon qui semblait un Phallus impudique, il appela sur le Rethelois toutes les malédictions du Ciel S’apercevant enfin qu’il agitait l’objet sous le petit nez mutin du reporter en mini-jupette, il le laissa tomber dans le silence
Tandis que, lentement, il reprenait son souffle, la gamine, figée, le crayon à la main, fixait ce glaive étrange d’un œil étonné, chargé d’admiration !
Quand, enfin calmé, Piedor se leva, la foule l’applaudit dans une grande clameur qu’il fit taire aussitôt d’un geste d’Empereur. Puis, du ton solennel des grandes occasions, il jura, bras tendus, qu’il ne se baignerait pas tant qu’il n’aurait pas mis ses pieds (d’Or) dans les plats (d’argent) du service de table présidentiel.
Fin de la première partie.