Le poilu de bronze de Michel de Tarnowski était enfin arrivé et l’inauguration prévue le 9 juin avait été reportée au 23 juillet. Et ce jour là il pleuvait
Mais déjà la foule avait pu admirer le soldat de bronze de 800 kg avant qu’il ne soit recouvert d’un voile en attendant les cérémonies.
Le Journal local « La Revue de la Marne » ...
« Elle est bien belle cette œuvre qui représente un »poilu" debout près d’un tronc d’arbre brisé les pieds dans la fougère.
Baïonnette au canon, il monte la garde ! Les bras croisés sur son arme. Pensif et vigilant, son regard s’en va vers l’Argonne. A ses pieds, assis, le nez au vent et aux aguets, se tient son brave « toutou », l’inséparable compagnon.
L’œuvre est belle et elle a de l’expression. Non seulement elle représente cette sentinelle avancée d’Argonne, mais l’attitude et le visage énergique de ce « Poilu » ont je ne sais quoi d’indéfinissable. Il paraît veiller et songer aux souffrances, à sa famille, aux camarades tombés ça et là, près de lui : mais surtout aux 133 noms gravés dans le marbre qui l’entoure et dont il commémore la mémoire.
Ces 133 noms sont ceux des enfants de la Ville, auxquels le « Poilu » paraît songer.
A notre tour, chaque fois que nous passerons près de lui, pensons à ceux qui ne sont plus, honorons leur mémoire, secourons et aidons de tout notre cœur les parents nécessiteux qu’ils ont laissés et leurs orphelins.
Adressons nos félicitations au sculpteur M. de Tarnowski pour cette belle œuvre, et nos remerciements au Comité et aux quêteurs qui se sont donné et se donnent encore tant de peine.
Laissons de côté toutes les mesquineries s’il en existe, soyons larges d’idées, d’esprit et de cœur, afin de pouvoir, le 23 juillet prochain, honorer comme il convient la mémoire de ceux qui ne sont plus et sur les noms desquels veille aujourd’hui ce « Poilu » de bronze, suprême hommage dédié à leur mémoire et à la grandeur de leur sacrifice."
J.M.
Tout était donc prêt et tous se mobilisaient, comme ces « vieux musiciens » qui voulaient reconstituer leur orchestre pour pouvoir jouer le jour de l’inauguration :
« La musique. Il y a quelque temps, sous la rubrique »Tribune libre", nous avons publié une lettre de vieux musiciens de la ville, désireux de se reconstituer, pour, le jour de l’inauguration du monument, rendre hommage à nos morts.
Ils sont, nous dit-on, 32 dont 8 de La Grange-aux-Bois qui, jusqu’à ce jour, se sont fait inscrire et ils seraient encore plus nombreux si beaucoup d’autres étaient encore en possession de leurs instruments disparus pendant la guerre."
Toutes les sociétés locales devaient prendre part à la cérémonie. Elles étaient d’ailleurs rejointes par la musique du 106ème régiment d’infanterie qui venait de Châlons. Il était fini le temps où les cuirassiers défilaient en ville musique en tête
« Nous avons publié, avant-hier, le programme de cette cérémonie qui aura lieu dimanche prochain 23 courant. Nous avons indiqué que toutes les sociétés locales y prendraient part et nous apprenons aujourd’hui, que la musique militaire du 106ème rég. d’infanterie est autorisée à y assister. C’est là une délicate attention dont il convient de remercier le Comité et les chefs militaires qui ont accordé l’autorisation nécessaire. »
Le comité avait cependant du mal à boucler le budget et lançait un dernier appel, tout en précisant que les pauvres étaient plus généreux que les riches, et que ces riches devaient donner
"Pour couvrir les frais d’un monument digne de nos morts et ceux de son inauguration, il faut que chacun donne.
La bourse du pauvre, paraît-il, se délie bien volontiers pour cette circonstance et chaque ménage y met un entrain, nous dit-on, qui est très louable.
Alors oui, alors, celle des classes plus aisées suivra certainement le mouvement aussi. Il est important que chacun donne suivant ses moyens pour honorer ceux qui, sans marchander, ont si généreusement versé leur sang.
Du reste, comme il convient toujours en pareille circonstance, les noms des souscripteurs avec indication des sommes versées devraient être publiés. Nos colonnes sont ouvertes gratuitement à cet effet, comme du reste la Presse a toujours l’habitude de le faire."
Le maire invitait alors la population à assister aux cérémonies, à pavoiser aux couleurs nationales et à fleurir les tombes au cimetière militaire.
Une journée.
Comme l’avait demandé le maire, M. Mangin, la ville était fleurie, décorée, pavoisée de drapeaux tricolores.
Dès le matin, à 8h 30, la société de musique « L’Argonnaise », conduite par son chef M. Billon, se rendait de la place d’Austerlitz chez les présidents de sociétés pour y prendre drapeaux et bannières. Le cortège partit ensuite vers l’hôtel de ville ; la cour de l’édifice était plantée de sapins et le fronton était décoré. Le maire et les deux adjoints, qui attendaient sur le perron, confièrent alors le drapeau à « L’Argonnaise » et aux anciens combattants. Les clairons et les tambours jouèrent la chanson « Au champ ».
Le cortège se dirigea ensuite vers le centre de la place pour la bénédiction du monument par l’abbé Merlot, représentant l’évêque qui n’avait pas pu venir. La municipalité avait tenu à associer la religion à cette cérémonie et la population ménéhildienne fut touchée par cette « pieuse pensée ».
La musique ouvrit le ban puis une chorale de jeunes filles chanta la cantate « In mémorium ».
A l’église du Château.
Tous montèrent alors à l’église Notre Dame où devait avoir lieu à 9h 30 la messe du requiem. Le cortège était formé des musiciens, des pompiers commandés par Roger Dubois, des mutilés, des anciens combattants, de la société des Vétérans, de l’Union Catholique, du club de l’Argonne, de la société nautique. Les cloches sonnaient le glas.
Le chœur de l’église était empli de fleurs. Les drapeaux contrastaient avec les sombres tapisseries de deuil. Un catafalque recouvert de drapeaux nationaux était placé à l’entrée du chœur.
A l’évangile, l’abbé Mocquet donna la glorieuse liste des morts, puis l’abbé Prieur prononça un long et pathétique discours.
Réception à la gare.
Mais les autorités civiles et militaires n’étaient pas encore là ; aussi, dès la sortie de la messe, les participants défilèrent, sous la pluie, jusqu’à la gare pour accueillir les autorités qui devaient arriver par le train de 10h 45. Sur le quai attendait la musique du 106ème R.I. venue de Châlons par le train du matin.
La musique joua « Aux champs » et « La Marseillaise » et les autorités, sitôt descendues du train, se mêlèrent à la foule pour former un cortège qui se rendit sous les parapluies à l’hôtel de ville.
Le déjeuner.
On déjeuna, ou plutôt les autorités déjeunèrent dans le salon de l’hôtel de ville ; les trois grandes tables étaient composées de personnalités dont le journaliste donna dans son compte-rendu une interminable liste.
"A midi, un déjeuner de 80 couverts était servi dans un salon de l’hôtel de ville. Mme Laurent, de l’hôtel du Cheval-Rouge, avait fait des prodiges. Sur les trois tables, abondamment garnies, serpentaient des guirlandes de fleurs. Le menu, finement composé, fut savoureusement goûté de tous les convives.
A la table d’honneur s’assirent, à droite de M. le sous-préfet, MM. Monfeuillard, sénateur ; Haudos, député ; Hamm, secrétaire général ; Patizel, conseiller général ; Paradis et Matry, conseillers d’arrondissement ; à gauche, MM. Merlin, sénateur ; Margaine, député ; Schmidt, secrétaire général ; de Tarnowski, sculpteur du monument ; Michel et David, conseillers d’arrondissement."
L’inauguration.
La foule revint vers 13h, attendant les cérémonies. Il pleuvait toujours. Le poilu attendait sous son voile noir. La musique du 106ème exécuta La Marseillaise. M. Martinet, au nom du comité remit symboliquement le monument à la municipalité et les discours commencèrent. Le voile noir tomba enfin pour dévoiler l’œuvre de Michel de Tarnowski, artiste présent parmi les officiels.
M. Mangin, le maire dit :
"Mesdames, Messieurs,
Au nom de la Ville de Sainte-Ménehould je prends possession de ce Monument. Je le place sous la sauvegarde de la population.
Pour elle, je prends l’engagement solennel de toujours et en toutes circonstances, manifester et perpétuer, en les transmettant aux générations à venir, les sentiments de pieux respect et d’amour reconnaissant qu’il symbolise, et que nous exprimons aujourd’hui aux enfants de la Ville, morts pour la France.
Le bronze qui vient de se dévoiler à nos yeux est d’une émouvante simplicité. Le sculpteur de grand talent qui l’a conçu, lui a donné une âme qui vibre à l’unisson des nôtres.
C’est le veilleur, dans la forêt stoïquement immobile sous la morsure de l’âpre bise, attentif à tous les bruits, assisté de son vigilant compagnon, il surveille les approches d’un ennemi dont il connaît les traîtrises.
A ce poste de péril et d’honneur, il est la sauvegarde des camarades qui reposent dans les abris voisins.
Et sa pensée s’en va, par delà les collines d’Argonne, vers un foyer lointain et vers un berceau, puis elle s’élève, épurée et sereine, dans un amour ardent du sol natal, jusqu’aux sommets sublimes du sacrifice joyeusement consenti."
Les cérémonies devaient se terminer par un pèlerinage au cimetière militaire dont les tombes avaient été ornées de fleurs et d’arbustes par les habitants de la ville. Ce fut alors la dislocation et la fin d’une journée de recueillement.
Le monument aux morts avait trouvé sa place, comme le disait M. Martinet dans son discours : « Près de l’hôtel de ville, monument témoin de l’Histoire de nos derniers siècles et au pied des vieilles pierres de l’ancienne forteresse du Château que nos ancêtres ont défendues depuis le plus lointain autrefois. » L’élu ajoutait : « Votre œuvre monsieur le sculpteur, est en bonne main : les gardiens ont de qui tenir, la foi patriotique n’a jamais manqué à notre ville : le passé répond de l’avenir. »
Notre poilu sera bientôt centenaire
John Jussy
