A vout’santé !
C’était en 1900, pendant la matinée de la Sainte Agathe, patronne des bonnes femmes. Deux d’entre elles sortirent de leur maison et s’abouchèrent comme suit :
- Bonjour don, dit la plus ancienne, de son nom Justine, à Françoise, assez jeune mariée ; vous n’payezm la goutte à neuie ? (aujourd’hui).
- Oh ! J’veux bin, répond Françoise. Ya ni enco das l’bocal d’la noce ; i n’avontm’bu tortout. Et peuie noume, j’la rafaouni (rempli) pou les amïes.
- V’avé un’boune idaïe, Françoise. Mais pou trinquaïe, ça n’vam à deux Si v’disiz à la Caroline qu’est das l’jardin, au s’laou (soleil), de v’ni avo nous ? Pus qu’on est d’faous, pus qu’on rit.
Pendant que la Caroline s’amène, rincer, essuyer, servir et remplir les petits verres, fut pour Françoise l’affaire de quelques minutes, et bientôt nos trois amies toastèrent en l’honneur de la bonne Sainte Agathe.
Dans l’intervalle, arrive la voisine Marguerite, par le bruit ou par l’odeur attirée, l’histoire ne le dit pas.
- Ah, bonjour ! dit-elle sans plus de façon, j’arrive ben, j’ma vas choquais avo vous ?
- Ben oui, allons ! reprend Françoise qui a un cœur d’or et qui va vite quérir un quatrième verre qu’elle s’empresse de remplir et sert à la nouvelle arrivée.
On taoste pour la deuxième fois :
- A vout’santé ! A la noute !
- Et, be, dit la Marguerite, j’n’pensoum’si ben faire la Sainte Agathe à neuïe !
Puis toutes en chœur :
- Tant que j’y étans, faut vuidi l’bocal !
- C’criezm’don si fourt ! diot Françoise : si M’sieu le Curé était das s’jardin, et qu’il oyit ?
J’accepte toujours !
L’Adélaïde avait le meilleur des hommes, mais il ne savait pas dire non quand on lui offrait la goutte.
Une fois, à la nuit, il rentre ivre.
- Encore soûl, aujourd’hui, dit sa femme, pourquoi ?
- Pace qu’on m’a offert à boire.
- Vous ne pouviez pas refuser ?
- Ecoutez, n’est-ce pas ? moi j’accepte
toujours : pour faire plaisir à ceux qui offrent de bon cœur, et pour faire mal au ventre à ceux qui offrent à contre cœur.
Elle est tournée.
Ils faisaient un peu d’eau de vie de prune tous les ans et la mettaient dans des litres au grenier pour qu’elle vieillisse.
L’homme l’aimait beaucoup et trouvait souvent un prétexte pour en boire : il en buvait même en cachette. Sa femme le savait bien et pour avoir toujours de la goutte, et peur d’en manquer, elle en cachait deux ou trois litres.
La réserve, au grenier, ne durait que quelques mois. Chaque fois qu’il y montait, il buvait un petit coup et quand le litre était vide, il le remplissait avec de l’eau. Mais quand toute la goutte était changée en eau, il était bien sevré de n’avoir plus rien à boire et bien inquiet de peur que sa femme ne se doute du truc.
Et pourtant il trouvait dur de se priver parce qu’il savait que sa femme en avait caché. Il avait cherché, mais il n’avait pas été capable de trouver la cachette.
Un jour, c’était la collecte pour les incendies. Le maire, le maître d’école, deux conseillers entrent. On cause, on paye, puis la femme dit :
- Offrez donc une petite goutte à ces gens-là.
- Ce n’est pas la peine, toute notre goutte est tournée. Elle ne sent plus rien.
- Vous croyez ?
- C’est comme je vous dis.
Il va au grenier, revient avec un litre d’eau, la fait goûter à tous, même à sa femme :
- C’est vrai ! Elle est tournée ! Je n’y comprends rien. En voilà une histoire ! Attendez ! Vous n’allez pas partir comme cela. J’en ai de l’autre.
Et la voilà partie à sa cachette, pendant que son mari, sans rien dire, la guettait et regardait bien pour savoir l’endroit.
Elle revient, reverse à boire et l’homme dit d’un ton de colère :
- Vous n’aviez pas besoin de faire un affront pareil à ces messieurs. Vous n’aviez qu’à me croire et aller chercher votre goutte tout de suite !
« Bacchus à la ferme ».
La fermière était en plein ménage de printemps. Tout y était passé : les armoires, les commodes, les placards
et voilà qu’elle découvre dans le buffet un fond de bocal de fruits à la goutte bien desséchés. Que faisait-on à l’époque des détritus qu’on ne pouvait donner ni aux cochons, ni aux lapins ? On les jetait sur le tas de fumier qui trônait au milieu de cour. C’est donc tout naturellement là que notre fermière jette les fruits qui restent. Puis elle retourne à son ménage. Peu après, le fermier qui « bassote » dans la grange est intrigué par le silence qui règne dans la cour. Un seul coup d’œil lui suffit pour réaliser le désastre : toutes les poules gisent sur le tas de fumier, complètement inertes, les pattes en l’air et les yeux clos !
Imaginez la scène entre le fermier et sa femme qui, toute penaude doit lui raconter ce qu’elle a fait : les volailles avaient mangé les fruits et n’avaient pas supporté l’alcool dont ils étaient imbibés. Mais, en fin d’après midi, une première poule ouvrit un œil, se remit péniblement sur ses pattes, fit quelques pas d’une démarche chancelante. Une deuxième suivit, puis une troisième Finalement toutes émergèrent de leur coma et le lendemain tout était rentré dans l’ordre.
Les poules de la ferme avaient, ce jour-là, ramassé la première et certainement la seule « cuite » de leur vie.
La dernière m’a été racontée par un Ménéhildien.
« Le Père Baugue » était poissonnier rue des prés à Sainte-Ménehould. Il vendait surtout des poissons d’eau douce. L’Aisne coulant derrière chez lui, c’était facile de garder ses poissons dans de grands viviers. Le « Père Baugue » était aussi distillateur. Il partageait l’atelier communal avec E. Hacquart. Pas loin de ce local, il y avait le lavoir. A l’époque, il était très fréquenté. Les laveuses y venaient, leur lessiveuse sur la brouette. On imagine combien ce métier était pénible, surtout les jours de neige et de grands froids. Travailler les mains et les avant-bras dans l’eau glacée !
« Le Père Baugue » avait bon cœur. Pour réchauffer ces pauvres laveuses, il leur apportait « une petite goutte ». Ce qui fait que le travail terminé, certaines n’avaient plus l’esprit très clair et, par temps de neige, les traces laissées par la brouette allaient d’un bord de la route à l’autre.
Nicole Gérardot
Les lavoirs près du Pont Bouché, dans la rue des Prés