Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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Les veillées.

   par Nicole Gérardot



Dehors, souffle une bise glaciale. Mais dans la grande cuisine, un feu de bois sec brûle dans la cheminée. Une bonne soupe au lard, nous a réchauffés. Le grand-père s’est installé sur un banc dans l’âtre même. Les hommes, fatigués après une longue journée de travail se sont assis et ont sorti leur pipe. Les femmes, qui ne peuvent rester inactives, ont pris leur rouet et filent la laine ou le chanvre. Grand-père se racle la gorge deux ou trois fois et commence : Ce qu’j’vas vous dire, y’a longtemps, qu’ça s’est passé...Et le voilà qui raconte.
Après ce conte, le grand-père en dira un autre et puis encore un autre jusqu’ à ce que le feu commence à baisser et que la petite lampe se meurt. Il est l’heure de se quitter.
Voilà comment on imagine les veillées du temps passé, mais se déroulaient-elles de cette façon ?
L’abbé Lallement, curé de Moiremont, dans son livre « Contes rustiques et folklore d’Argonne » en parle longuement :
Les veillées commençaient vers la Toussaint et se clôturaient à la Sainte-Agathe. Un veilloir se composait de quinze, dix-huit, vingt personnes, femmes et demoiselles, qui travaillaient chez l’une d’elles et s’éclairaient à frais communs. A six heures du soir chaque veilleuse arrivait, munie d’un couvet bien garni et de son rouet. Suspendue à une solive ou placée sur un trépied au milieu de la chambre, la petite lampe ou la chandelle fumeuse éclairait le cercle des travailleuses.
Le jour de la Sainte-Agathe, la veillée était différente, d’abord les femmes ne travaillaient pas. Déjà, le matin, elles avaient mis ce qu’elles avaient de plus beau pour aller à la messe. Mais la vraie fête commençait à la nuit. Elles s’en allaient chacune à leu veille pour r’ciner l’oûill. Elles racontaient des histoires, elles chantaient, puis elles mangeaient l’oie et buvaient sans compter des gorgies.
Mais habituellement les veillées se déroulaient ainsi : Après avoir épuisé les nouvelles du pays, les cancans du village, on posait des charades et des devinettes, puis on passait aux contes de fées, aux légendes, on évoquait les souvenirs toujours terrifiants de la forêt d’Argonne avec ses sorciers, ses esprits mystérieux et ses brigands invincibles. Comme Berzida, brigand au grand cœur, sans pitié pour les seigneurs et les gendarmes mais secourable aux humbles et qui finit pendu dans la forêt de Beaulieu ou comme J.B. Collinet de Maffrécourt qui bernait les gabelous dans les années 1785. Les sujets de conversation variaient avec les soirées. On lisait parfois un chapitre du Nouveau Testament ou de la vie des Saints. Puis venait le temps des contes.
Avant de se quitter, on buvait sans doute un goblet de cidre, suivant les occasions, et on mangeait des beignets, des grumées, des vitelots, ou des tourt’lets.
Dans un de ses romans, Albert Cim [1], raconte une veillée à Beauzée-sur-Aire. Ces veillées, écrit-il, se tiennent soit dans une cave, soit dans un cellier, soit dans ces immenses cuisines telles qu’on en rencontre dans les villages, soit encore dans une arrière-cuisine qui se trouve chauffée par la plaque en fonte « la taque » de la cheminée. Chaque assistante contribue, en nature, par une minime obole, aux frais de chauffage et d’éclairage.
Cancans, projets de mariage, naissance, morts, tout en teillant leur chanvre, filant ou tricotant, les langues ne chôment pas.

Dans ces réunions, on raconte toutes sortes d’antiques légendes et de curieuses histoires. Les jeunes filles chantent des couplets de romance ou des cantiques dont le refrain est repris en chœur par toute l’assistance et des Noëls populaires de notre région. On entend parler d’animaux fantastiques et d’esprits malins qui hantent les campagnes : des « garous » qui errent la nuit autour des étables et ravissent le bétail ; des « sotrets », lutins habillés de rouge, des « hannequets », feux follets, âmes en paix, légions de petits nains qui courent dans le bois ou à travers champs, avec des aigrettes de flamme sur leur chapeau.

Les hommes n’étaient guère tolérés, ni les garçons dans les veillées. D’ailleurs, les évêques, dans de solennels mandements, leur en interdisaient l’accès. Pour se venger de leur exclusion de ces assemblées, les garçons du village se plaisaient à faire des farces aux veilleuses. S’ils pouvaient profiter d’une ouverture de fenêtre ou d’un soupirail, ils cherchaient à éteindre, à l’aide de projectiles variés, la lampe accrochée sous le manteau de la cheminée ou l’un des lumignons pendus au plafond ou ils s’embusquaient sur le passage de ces dames lorsqu’elles sortaient du veilloir et, leur lanterne à la main, essayaient de les effrayer.

Une autre pratique, nous est racontée dans le livre « Vieilles coutumes de la Marne ».
Les soirs de veillée, les garçons frappaient aux portes et alors, s’engageait un dialogue dont les questions et les réponses étaient fixées par l’usage.
- Avez-vous des filles à marier ?
- Mais, oui ! Les plus belles et les meilleures.
- Qui donc ?
- Alice...Vous plait-elle ?
- Oh ! ...Je n’oserais.
- Peur de qui donc ?
- Peur de X (Celui dont on avait cru remarquer les démarches auprès d’Alice).
- Mais non, vous n’avez pas à craindre celui-là !
Puis on passait à un autre garçon et si Alice ne préférait ni X , ni Y ..., ni Z, on disait du dehors :
- Nous lui donnerons Nicolas.
Puis c’était le tour d’autres filles.
On sentait bien les préférences d’Alice, de Marie-Rose, de Fifine, Juliette, Torine et de Ninie. Les soupirants sérieux osaient mieux, derrière la porte, laisser percer leur inclination, et beaucoup de mariages se faisaient grâce à ses conversations.
Les mères finissaient par donner aux garçons l’autorisation d’entrer.

Dans un chapitre intitulé « Mystères de l’Argonne », tiré du livre « Marne, pays d’histoires », on apprend que les hommes aussi ont leurs veillées :
Au XXe siècle, en Argonne, on désigne sous le nom « brandvinerie », une petite construction, dans laquelle on distille les cerises, les prunes, les pommes et les marcs de raisin. Les hommes apportent leurs fruits et leur bois et attendent la fin de la distillation. Les femmes, elles, se rendent à « la cavée » afin d’y filer la toile des trousseaux. Les hommes jouent aux cartes dans la brandvinerie, misant un haricot, afin de gagner un sou pour cinq haricots. Quand la cagnotte est lourde, ils courent chez les marchands de Moiremont ou de Ville-sur-Tourbe chercher des biscuits pour les tremper avec délice dans une espèce de liqueur épaisse et chaude « la liqueur de Philippe », faite d’eau-de-vie de cidre, additionnée d’eau et de sucre. Dans les brandvineries entre deux parties de cartes, dans les cavées, entre deux chants, les hommes les plus bavards et les femmes les plus volubiles rappellent les histoires incroyables que notre forêt fait naître pour faire peur aux superstitieux.

La saison des veillées dure jusqu’aux grosses neiges. On noie alors « le pihouri ». C’est le dernier bout de chandelle que l’on porte sur une planchette jusqu’à la mare et que l’on pose sur l’eau jusqu’à ce qu’il s’éteigne. On se donne alors rendez-vous pour la saison prochaine.

Toutes ces coutumes ont disparu. Et les contes, transmis de génération en génération, ont disparu aussi. La langue française est devenue obligatoire, le développement du commerce, le service militaire, les voyages ont porté atteinte au patois et aux vieilles coutumes. La guerre 14-18 a dû mettre un coup d’arrêt à toutes ces traditions. Voilà ce qui est écrit dans une revue d’ethnographie de 1906 :

"Le peuple oublie ses contes et ses chansons, pour les remplacer par les ineptes productions d’une presse à bon marché. Les nouvelles générations ont perdu le goût du merveilleux et les romans dont les héros appartiennent au monde des débauchés, des voleurs et des assassins remplacent nos gracieuses légendes ».

Nos contes, mais aussi nos coutumes, nos dictons auraient été perdus sans la volonté de certains hommes : prêtres, instituteurs... C’est ainsi que ceux de nos villages ont été sauvés de l’oubli grâce au travail de l’abbé Louis Lallement. Il a recueilli trente-sept contes et légendes qu’il a publiés dans un livre « Contes rustiques et folklore de l’Argonne ».

Et maintenant que faire de ces contes, incompréhensibles car écrits en patois pour la plupart mais qui font partie de notre patrimoine ? l’Cola, l’ouille de Courtémont, l’Doudou-Gentil de Moiremont, l’bon curé de Saint-Mard-sur-le-Mont vont-ils disparaître à jamais ?
Nicole Gérardot

Notes

[1Albert-Antoine Cimochowski, dit Albert Cim, né à Bar-le-Duc en 1845 est un romancier, critique littéraire et bibliographe français. Une rue de Bar-le-Duc porte son nom. C’est tout à fait par hasard que j’ai découvert ce romancier.

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