


Le jeudi 17 juillet 1958, vers 21h 30, une dizaine de voitures arrivent place d’Austerlitz
dans un concert de klaxons er s’arrêtent devant la pharmacie Baillon (aujourd’hui Pharmacie de l’Argonne). C’est une manifestation comme on en connaît peu dans la ville. Les jeunes sortent des voitures, crient des slogans, sonnent du clairon et lancent des pétards.
La banderole brandie annonce : « Baillonnez Baillon ». Le pharmacien se présente à la fenêtre et reçoit un sermon du père Bonnet, dominicain, et de l’abbé Hannequin, curé des Islettes. Et on expédie vers le ciel les pages d’un livre, le livre justement écrit par M. Baillon quelque temps auparavant. Quelques lignes de son livre « Sainte-Ménehould et ses environs », au chapitre 2 « Excursions » (page 320), où l’auteur parle d’une chapelle en ces termes ; « Ensemble grossier qui étonnera plus d’un visiteur »
Jacques Hussenet raconte cet épisode dans le livre « L’ermitage de saint Rouin », tout en précisant qu’il a eu connaissance des faits par le récit d’un témoin. Car c’est bien de Saint-Rouin dont il est question et de sa chapelle moderne.
Cette chapelle, construite au milieu de la
forêt, devait remplacer une chapelle en ruine qui affichait 320 ans d’existence et qui avait été victime de l’humidité de la forêt et du froid de l’hiver. Aussi la décision fut prise de construire une chapelle qui, sans électricité ni chauffage, put résister au temps ; on choisit le béton On fit alors appel au père Rayssiguier, un disciple de Le Corbusier, un architecte à l’avant-garde dont on connait, entre autres, la cité radieuse de Marseille. On doit aussi à Le Corbusier une chapelle aussi moderne que celle de Saint-Rouin, construite dès 1953 à Ronchamp (Haute-Saône), la chapelle Notre Dame d’en Haut, érigée elle aussi à l’emplacement d’une chapelle en ruines.
Notre chapelle est construite sur pilotis pour ne pas être sur le sol humide et pour s’harmoniser avec les fûts des grands arbres environnants. Et pour les vitraux, on devait choisir une artiste de 11 ans Le père Hannequin écrivait : « La chapelle s’intègre au plan religieux au silence, à la solitude, à la mortification, à la prière de l’ermitage lui-même. »
Tout un symbole peu apprécié par certains, dont M. Baillon, qui a écrit ce qu’il pensait dans son livre :
« Cette chapelle, dont l’architecture est parait-il »à l’avant-garde de l’art moderne", étonnera plus d’un visiteur par son ensemble grossier, sa disposition sur pilotis, ses ouvertures irrégulières et aussi par ses vitraux qui doivent être réalisés par un jeune peintre et sculpteur Kimie Bando, âgée de 11 ans ?
Certainement nous aurions préféré retrouver en cet admirable site d’Argonne une chapelle rappelant davantage l’ermitage des anciens missionnaires Rouin et Chatelat et invitant mieux au recueillement et à la prière."
Les mauvaises critiques du livre auraient pu passer inaperçues, mais voilà que, le 16 juillet au soir, Emile Baillon participait à une émission de Radio-Lorraine Champagne et disait ce qu’il pensait, ce qu’il avait écrit : il n’aimait pas la chapelle. Et qui écoute cela ? Un groupe de jeunes Argonnais qui campaient justement à Saint-Rouin Ils n’avaient certainement pas lu le livre, car celui-ci était sorti depuis un an et ce sont ces jeunes accompagnés des curés qui se sont retrouvés un certain soir sur la place d’Austertlitz.
La chapelle, surtout dans les années 50, divisait mais interpellait, et les visiteurs étaient nombreux. Le journal l’Union eut l’idée d’aller lire le livre d’or et de publier quelques remarques des visiteurs. Avec celle qui retient l’attention, écrite par un instituteur : « Il faut être prétentieux pour juger une œuvre pareille ».
Quelques extraits de ce livre d’or :
- « Mon Dieu, pardonnez à vos fidèles et à vos prêtres la laideur qu’ils créent au sein de vos beaux paysages », de la part de J.J. Henry, Maître des requêtes au conseil d’état.
- « Bon pour 1.000 grammes de plastic pour faire sauter cette horreur » de Marcel Cornillat.
- « L’autel, la pierre du sacrifice. Tout est là. Retour à la tradition de l’Eglise primitive. L’enveloppe architecturale est à la fois une défense par sa masse et un mouvement par sa dissymétrie. Elle peut surprendre. Elle appelle la discussion donc elle intéresse. Elle fait penser et invite en définitive à la méditation », de L. Jacquinot, ancien ministre.
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« Nulle part ailleurs, même à Ronchamp, l’architecte n’a accepté aussi franchement d’utiliser le béton »loyal« . Il a réussi un lieu de prière, et surtout un lieu de prière en commun. Il faut y avoir entendu la messe pour comprendre la chapelle. » Un religieux.
- « Que Dieu vous pardonne de massacrer ainsi la nature qu’il a fait si belle. » Un catholique.
- « Je suis catholique pratiquant et on m’a appris à vénérer notre religion dans des lieux qu’on appelle une Eglise. Je ne suis pas habitué à assister à la messe dans des endroits aussi grotesques. » Un visiteur.
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« Une symphonie : plus on l’écoute plus on l’aime. Une œuvre »d’art moderne« , plus on la visite, plus on la comprend. De ce dépouillement d’art géométrique naît déjà la »communion« sympathique » avec Dieu. Un instituteur.
- « C’est beau. » François Bardot, 7 ans.
- « Vous vous foutez du peuple chrétien. » R.C
.
- « Indigné, étonné, presque conquis. » Un vicaire général, Orléans.
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« Cadre splendide avec son chemin de croix, gâché par une construction sans style et mal située. » Un ingénieur en construction.
La guerre de la chapelle ne fut qu’une escarmouche, la chapelle a résisté au temps et interpelle toujours, et le livre de Baillon est toujours lu
John Jussy