Il reste peu de choses de l’abbaye : des étangs, quelques pierres sculptées, une cloche devenue bénitier (voir page 37).
Que serait notre région si la Révolution ne l’avait pas privée de ses abbayes ? Les randonneurs passant à Châtrices pensent-ils que dans ce petit coin de verdure se dressait un imposant édifice ?
Nous sommes au XVIe siècle, période où l’abbaye est la plus florissante. Laboureurs,
meuniers, pêcheurs, bûcherons, tuiliers, verriers s’activent tout autour de l’abbaye. Les moines vivent selon la règle de St Augustin. Leur pratique est faite de silence, d’offices, de chants religieux, de temps de prière, de méditation et de travail. Les religieux ne mangent pas de viande, ne portent pas de linge et gardent un silence rigoureux. Ils sont habillés d’une robe de laine blanche et, quand ils se livrent aux travaux des champs, portent un scapulaire. Au dehors, ils ont un grand manteau noir comme les autres ecclésiastiques. Il y a également des frères convers, d’origine plus modeste, incapables d’atteindre le niveau d’études nécessaire pour accéder aux ordres sacrés. Ils sont spécialement chargés des œuvres serviles, ils ont prononcé de simples vœux. L’abbaye est placée sous la direction d’un abbé. Les religieux résidant à Châtrices étaient en général au nombre de huit à dix. En 1625, ils étaient dix, en 1641, six. C’était la moyenne des autres abbayes champenoises du même ordre.
Grâce aux dons en terres et aux offrandes en argent d’une population pieuse, les possessions de l’abbaye s’étaient accrues rapidement. Outre les bâtiments conventuels et l’église, l’abbaye comportait, à Châtrices, des dépendances proches : les censes de la basse-cour ; le four au verre et sa cense ; un moulin à eau ; des jardins ; des pairies ; de vastes forêts ; de nombreux étangs. Et puis, dans la région de Sainte-Ménehould, l’abbaye possédait des fermes, des moulins, des étangs, dont :
- Les censes du Bois des Dames, de la Grange Albeau, du Halandrier, de Pologne.
- Le moulin de Daucourt ; la cense, l’étang et le moulin de la Hotte.
- Les censes de Vernaut et de Faillet.
- Les censes de Fresnel et de Châtillon.
- La cense de Grigny à Elise ; la cense d’Herconval à Auve.
- Les trois censes de Moncet.
- Une cense à Eclaires et deux censes à Villers-en-Argonne.
- La moitié de la seigneurie de Passavant-en-Argonne.
- La tuilerie du Pissotel.
De plus, l’abbé de Châtrices percevait une partie des dîmes de certaines paroisses : Braux-ST-Remy, Daucourt, Elise, La Grange-aux-Bois, Le Vieil-Dampierre, Noirlieu, Passavant-en-Argonne, Ste-Ménehould, Sivry-sur-Ante, Somme-Vesle, Villers-en-Argonne.
On peut s’étonner, en lisant cette liste du nombre de propriétés acquises par le couvent. C’était d’abord la piété des fidèles, qui, par des dons proportionnés à leur fortune, voulaient s’attirer le bénéfice des prières des religieux. Mais au XVIe et XVIIe siècle, l’agriculture était dans un état les plus tristes. Beaucoup de terres étaient en friches. L’abbaye acceptait tout et grâce à un personnel nombreux de convers et de laïques et à des procédés de culture relativement perfectionnés, défrichait, assainissait, labourait et mettait en valeur ces terrains. De ces efforts résultèrent, à la place des landes ou des friches, de nombreuses censes parfaitement exploitées et qui étaient, pour l’époque, des fermes modèles.
Les prairies de l’abbaye donnaient en général des produits de bonne qualité. Le poisson des étangs, aussitôt après la pêche, était mis dans des viviers, pour la table des religieux, vendu dans les environs ou expédié à Châlons et à Reims. Les forêts fournissaient en abondance des bois de construction et de chauffage. Une grande partie de ce dernier était utilisé dans les environs pour l’alimentation des verreries. Le transport était assuré soit par des voitures, soit par des mulets munis d’un bât, dont les sonnettes animaient la forêt. Les produits des coupes, déduction faite de ce qui était nécessaire aux besoins du pays, était expédié, comme ceux des étangs, sur Reims ou Châlons. On fabriquait beaucoup de merrain, bois de chêne refendu qui servait à faire les tonneaux. Le merrain était acheté par les vignerons de Champagne.
L’Argonne s’était créée, à cette époque, une véritable réputation pour la fabrication du verre. L’implantation de cette industrie était due à l’abondance du combustible, que l’on pouvait tirer des immenses coupes de bois. Les cendres et le sable, nécessaires également pour la fabrication du verre, étant faciles à se procurer. Les moines de Châtrices, grands propriétaires de bois, n’avaient pas été sans se rendre compte des avantages qu’il y avait à s’intéresser à cette industrie et, dès le début du XVIe siècle, ils établirent deux verreries, l’une à la cense du Four-aux-Verres qui se trouvait sur la rive droite de l’Aisne et l’autre à celle de Pologne située sur la Biesme. On y fabriquait des objets de gros verre, tels que bouteilles, verres à boire, cloches de jardin, bonbonnes Après une certaine période de prospérité, ces établissements finirent par disparaître. Les ouvriers non nobles préféraient aller travailler dans le Clermontois où leur sort était plus prospère.
Les religieux qui tiraient un grand profit de ces verreries, essayèrent d’en établir une nouvelle, mais cette fois, dans les murs même de l’abbaye. Toutefois, comme les commandes arrivaient par à-coup, il survenait souvent des moments d’inactivité. De plus la cherté progressive du bois, provenant de la grande consommation qu’on en faisait, amenèrent la fermeture de plusieurs établissements dont Châtrices. Puis, en 1689, la décision de rétablir une verrerie, mais cette fois de cristal, est de nouveau prise par les religieux. La manufacture produisit un cristal fin, servant à faire des pièces de table et des miroirs comme à Venise. La cristallerie de Châtrices ne fut pas administrée avec beaucoup d’ordre et ne tarda pas à péricliter.
Louis Brouillon dans son livre « L’abbaye de Châtrices » consacre plusieurs pages à la description des bâtiments qui s’étendaient sur un vaste emplacement. A côté de l’église se trouvait le cloître qui communiquait avec le chœur. En avant du cloître, sur la cour, s’élevait la grande abbatiale. A l’intérieur se trouvaient, au rez-de-chaussée, deux très vastes salles. On construisit plus tard, de l’autre côté de la porte cochère, un autre bâtiment, désigné sous le nom de petite abbatiale. Il était composé de deux salles, avec par derrière, une belle écurie et une pièce qui servait de serre. Le tout est solidement construit en pierres de taille et de briques. L’édifice a cent-quatorze pieds de façade entre ses deux ailes. Ceci sur trois étages, soit plus de quarante pieds de hauteur sur la façade principale.
Au pied de la masse imposante des bâtiments réguliers, autour de l’église, se dressaient plusieurs fermes, la briqueterie avec son four, le moulin et quelques maisonnettes. On voit que l’abbaye de Châtrices, au XVIIIe siècle, était pourvue de bâtiments confortables voire luxueux. Un potager s’étendait derrière la maison conventuelle jusqu’à la rivière d’Aisne. Au nord du potager était un verger.
L’endroit semble idyllique, mais située à la limite du royaume de France, l’Argonne n’a cessé de souffrir, au cours des siècles, des conflits armés et des invasions. L’abbaye n’a pas été épargnée.
Après une période relativement calme dans la première moitié du XVIe siècle, les guerres de religion apportent leur lot de saccages et de destructions, accompagnés de souffrance et de misère pour la population. En 1562, à la suite d’une répression contre les protestants par le duc de Guise, des huguenots se livrent au pillage des édifices religieux en Champagne. L’abbaye de Châtrices est attaquée et incendiée.
En 1597, après un pillage, le monastère est à nouveau en flammes. C’est la destruction totale des archives.
En 1632, survient la peste qui décime les populations, puis en 1637, le passage d’armées de mercenaires, en 1648 et 1649, c’est la fronde des parlements. Des troupes cantonnent dans la région, pillant et saccageant le pays. En 1650, débute la fronde des princes, avec le siège de Ste-Ménehould, en octobre 1652, par l’armée du prince de Condé. La capitulation de la ville s’accompagne encore de pillages et de cruautés sur la population des campagnes. Pendant cette période troublée, les religieux de Châtrices ont fui l’abbaye qui s’est trouvée abandonnée, livrée aux pillards et, une fois encore, dévastée. (La ville de Ste-Ménehould a été reprise quelque temps plus tard par l’armée royale commandée par le maréchal Plessis-Pralin) pour l’abbaye de Châtrices, le siècle va se terminer par une nouvelle épreuve. Le 9 octobre 1696, un incendie accidentel détruit les bâtiments conventuels. Le monastère est reconstruit en 1709.
Selon Louis Brouillon, l’abbaye St Vanne, située en lorraine, possédait jadis des biens en Champagne, notamment à Châtrices, dont il est fait mention dans une charte de 1103. C’est à l’initiative de l’évêque de Verdun, Alberon, qui fit don d’un alleu en lisère de la forêt d’Argonne, que l’abbaye fut fondée eu cours du XIIe siècle. Il existait, à Châtrices, antérieurement à la fondation du couvent, un hameau pourvu d’une église et, dans les actes les plus anciens, Châtrices est désigné sous le nom de Castricils. Le mot castrum, en latin, signifiant fort, emplacement fortifié. Il ne fait pas de doute que Châtrices était, à l’époque où les Romains étaient maître de la Gaule, un poste militaire. Plus tard, durant les guerres de la Fronde, des troupes furent cantonnées en permanence à Châtrices pour défendre le passage de l’Aisne que l’on franchissait alors sur un pont de bois. Les armées, allant de Lorraine vers Ste-Ménehould ou réciproquement, suivaient en effet, presque invariablement la vallée de l’Aisne et passaient à Châtrices d’une rive à l’autre.
A la suite d’un grave conflit avec le comte de Champagne, en 1267, l’abbaye dut lui donner un vaste canton de bois et de terres qu’elle possédait entre la forêt de Beaulieu et le village d’Eclaires. Au milieu de ce bois se trouvait un mont escarpé, appelé Rotomont. Le comte de Champagne y vit une position stratégique de premier ordre et forma le projet d’y construire une forteresse destinée à se protéger contre les armées qui tenteraient de passer de Lorraine en Champagne. Le comte y construisit une forteresse et donna à ce lieu le nom de Passe-Avant, qui faisait la première partie de son cri de guerre : Passe avant li meillor. Au pied de la colline, se groupa peu à peu un village nouveau (Passavant), une ville neuve, comme on disait à cette époque, dont la moitié appartenait à l’Abbaye.
Revenons au XVIIIe siècle, en l’année 1789. L’assemblée constituante vote la confiscation des biens ecclésiastiques ; puis en 1790, elle interdit les vœux monastiques perpétuels et vote la constitution civile du clergé. Les religieux doivent quitter le monastère ; ils peuvent emporter leurs vêtements, les meubles de leur cellule et leur argenterie personnelle.
En 1791 et 1792, le mobilier, les fermes, les moulins, les étangs de l’abbaye sont vendus aux enchères comme biens communaux. Les bois ne furent pas mis aux enchères et furent réunis aux domaines de l’état. Un certain nombre de fermes de l’abbaye existent encore aujourd’hui et sont exploitées par leur propriétaire. Les censes de Pologne, du Four au Verre, de Châtillon, du Pissotel, d’Herconval n’existent plus. Seul le moulin de Châtrices est encore debout. Les anciens locaux de l’abbaye, c’est-à-dire l’abbatiale, le vieux cloître, l’église et la maison conventuelle, estimés par l’expert à la somme totale de 41,019 livres, furent adjugés, le 15 novembre 1792, (l’an premier de la République Française) au citoyen Jean-François Laidebeur, maçon, de la Neuville-au-Pont pour la somme de 57,500
livres. L’acquéreur s’empressa de tout démolir. Il n’y a plus à Châtrices ni église, ni cimetière. Il n’y a rien qui rappelle ce passé anéanti et tombé dans l’oubli.
L’abbaye de Châtrices avait pour blason : Semé de France, au cygne nageant d’argent.
Le cygne évoquait la situation de l’abbaye, édifiée en bordure de l’Aisne ; le semis de France rappelait qu’elle était placée sous la garde du roi. En effet possession du comte de Champagne, cette contrée se trouvait sous la protection des rois de France, depuis le mariage, en 1284, de Jeanne de Navarre, comtesse de Champagne et petite-nièce de St Louis avec le roi Philippe IV le Bel.
Nicole Gérardot
Notes :
- Une cense est une ferme, une métairie.
- Un alleu, au Moyen Age, est une terre affranchie de toute redevance.
- Sources : Champagne généalogie, n°137 ; « L’abbaye de Châtrices » de Louis Brouillon, livre que je vous invite à lire pour des détails plus précis sur l’abbaye.