Au temps des seigneurs, les denrées et les affaires qui venaient des pays étrangers étaient revisitées par les gabelous des frontières et comme de bien entendu, il fallait donner des tas d’argent ; c’était bien pire que maintenant. Les bonnes gens de l’Argonne faisaient donc de la contrebande pour gagner un peu leur vie.
Il y avait du côté des Islettes, un contrebandier qu’on appelait L’Martin « la dentelle », parce qu’il allait chercher de la dentelle dans les Flandres pour la revendre à nos grands-mères d’Argonne qui la mettaient autour de leur coiffe. Le pauvre était bien d’adresse, à minuit comme à midi, il empruntait les chemins de la Haute-Chevauchée. Il connaissait toutes les gorges de l’Argonne. Les gabelous n’avaient jamais pu l’attraper. Quand ils croyaient le surprendre dans un bois de la Chalade, il était déjà à Sainte-Ménehould.
Le conte « Martin la dentelle » commence ainsi et c’est en le lisant que m’est venue l’idée de faire des recherches sur les contrebandiers et les gabelous dans notre région.
Le mot gabelou vient du mot gabelle. Nous avons appris à l’école que la gabelle est un impôt sur le sel. Le sel était, autrefois, beaucoup plus utilisé que maintenant.
On le produit alors dans les marais salants ou par extraction dans les mines de sel.
C’est un produit de première nécessité dont la destination est double, pour l’alimentation courante, mais surtout pour conserver la viande et les poissons ou pour la transformation du lait. C’est aussi un élément nutritif indispensable aux animaux. Les besoins en sel sont alors énormes : 30 kg pour 100 kg de lard, 1 tonne pour 4 tonnes de harengs ou 5 tonnes de sardines.
Depuis le Moyen-Age, cette taxe existe mais une ordonnance royale de Philippe VI de Valois, en 1342, impose un monopole d’état sur les ventes.
Mais la perception de la gabelle n’était pas uniforme. Le royaume était divisé en six zones. :
Les pays de grande gabelle, comme la Champagne. On avait l’obligation d’acheter une quantité fixe annuelle de sel qui coûtait très cher.
Les pays de petite gabelle : la consommation y était libre.
Les pays de salines, comme la Lorraine.
Les pays de quart-bouillon : le sel y était récolté en faisant bouillir une saumure obtenue grâce au lessivage du sable imprégné de sel de mer.
Les pays exempts ou de franc-salé : les provinces qui ne payaient pas la gabelle avant leur rattachement à la couronne étaient exemptés de tout droit.
Les pays rédimés avaient acheté une exemption à perpétuité.
Nous étions donc dans une mauvaise zone alors que nos voisins lorrains avaient plus de chance, d’où une importante contrebande.
En champagne, toute personne au-dessus de sept ans était tenue d’acheter une certaine quantité de sel appelée « sel du devoir » ou « sel pour pot et salière ». Ne pas l’acheter était un délit, fût-on dans la misère. Il était livré en quatre fois dans l’année. Le sel était vendu « au minot ». Il faut 4 minots pour faire le septier et 12 septiers pour faire le muid. (muid, ancienne mesure de capacité utilisée pour les liquides, les grains, dont la valeur variait suivant les régions). Internet
L’état n’exerce pas lui-même la vente, il s’en dessaisit au profit de marchands adjudicataires qui la prennent à bail par enchères. Le sel est alors entreposé dans « des greniers à sel ». C’est là aussi que l’on juge en première instance les contraventions sur le fait du sel. Le grainetier a une charge importante. Après avoir vérifié la quantité et la qualité du sel, il est chargé d’en faire la répartition entre toutes les paroisses. Le collecteur de chaque paroisse, avait alors la tâche ingrate et difficile de distribuer le sel dans les familles. Il avait été nommé, chaque année, par la communauté des habitants.
Les ecclésiastiques, les nobles, leur famille et serviteurs n’étaient pas imposés.
Le particulier qui voulait saler son porc, son beurre ou ses fromages était tenu d’acquérir une nouvelle quantité de sel. Le receveur du grenier à sel lui délivrait alors un certificat ou « bullette » attestant la livraison effectuée. Cette bullette devait être présentée en cas de perquisitions des gardes. Les pauvres sont obligés d’épargner le sel à cause de sa cherté et souvent la salaison des viandes est imparfaite, ce qui rend sa nourriture insalubre voire à moitié pourrie.
M. Alexis fit de nombreuses recherches sur notre région. Il a notamment reçu le premier prix de l’académie nationale de Reims pour son ouvrage : « Givry-en-Argonne et ses environs à travers l’histoire ». Aux archives départementales, il a retrouvé des documents sur le grenier à sel de Sainte-Ménehould.
Je vais donc reprendre ses écrits.
Le grenier à sel de Sainte-Ménehould fut créé en 1342 sous le règne de Philippe VI de Valois. Des officiers furent nommés pour l’administrer et juger les affaires contentieuses qui pourraient subvenir. Le grenier et cette juridiction royale, s’étendant sur la majeure partie du pays d’Argonne, comprenait, outre 44 censes ou fermes isolées, 194 paroisses parmi lesquelles on comptait les bourgs de Montfaucon Triaucourt et des paroisses environnantes. En 1782, son étendue fut réduite à 103 paroisses du fait de l’établissement d’un grenier à sel à Grandpré.
Le personnel du grenier comprenait : un contrôleur du grenier, un receveur des gabelles, un sergent huissier, un greffier ordinaire, un procureur de l’adjudicataire, un substitut du procureur général de la cour des Aides, un employé chargé de la vérification des échantillons, le guichetier de la prison, l’exécuteur des sentences judiciaires et le maître serrurier et ajusteur de la police chargé de la vérification des mesures employées. Ouf ! Il y en avait du monde ! Mais ce n’est pas terminé, car à ce personnel sédentaire il fallait ajouter les brigades de garde ou gabelous, résidant dans les paroisses et remplissant en sorte le rôle des douaniers actuels.
Les gardes, obligatoirement de religion catholique, étaient nommés par le directeur général des fermes du Roy à Châlons ; ils prêtaient serment devant les employés du grenier à sel et devaient remettre chaque mois audit grenier un état de leurs déplacements et activité.
À toute heure du jour et de la nuit, les gardes, armés, cachés sous les sombres halliers, guetteront avec une patience à toute épreuve les contrebandiers du sel. Visitant inopinément les domiciles, à l’affut de toute délation, ils deviendront la terreur des faux sauniers. De combien de drames fut sans doute témoin notre sauvage et pittoresque forêt argonnaise, dont les sombres profondeurs, les ravins cachés se prêtaient naturellement à l’exercice souvent impuni du faux saunage. Mais gare aux malchanceux, ils étaient punis sans pitié !
Pour les faux sauniers pris en flagrant délit de transport de faux sel, l’ordonnance royale de 1680 prescrivait les peines suivantes :
Faux saunier, porte-à-col (du verbe porter et du nom col, désigne un homme portant lui-même les charges), sans armes :
1ère fois : 200 livres d’amende,
2ème fois : 300 livres et six ans de galères.
L’arrestation du contrebandier transportant du faux sel était suivie immédiatement de son incarcération. Que ce fût à l’extrême limite du ressort du grenier à sel, même en pleine nuit, le délinquant, par marches forcées, était amené à Sainte-Ménehould. Le sel pesé aussitôt était confisqué, ainsi que le cheval, les harnais, les cas échéant et les portes de la prison se refermaient sur notre faux saunier. Il attendait ainsi plusieurs mois le jugement du tribunal.
Les visites domiciliaires étaient également fréquentes pour rechercher le faux sel qui était facile à déceler du fait que le sel du grenier était gris alors que celui de Lorraine était blanc.
L’amende ne variait pas suivant la quantité de sel relevée par les gabelous que ce fût une malheureuse once (environ 30 gr) saisie en 1769 chez Nicolas Froment à Florent ou 136 livres saisies chez Jean Baptiste Collinet de Maffrécourt, en avril 1782.
Pourtant que de malice employée par les particuliers pour déjouer la sagacité des gardes :
dans un trou au jardin, dans la cheminée, sous l’armoire, dans la paille du lit, sous les tuiles du toit...
Une petite scène qui tient un peu du vaudeville : deux femmes venant de Layecourt se font arrêter aux environs de Givry-en-Argonne.
Voilà ce que raconte le garde : « ...Qu’à l’instant faisant visite sur ladite femme qui venait de leur assurer ne rien avoir, les employés touchèrent quoiqu’au dehors de ses jupes, un petit sac pendant entre ses cuisses, pour quoi ils la sommèrent de le leur exhiber et attendu le refus opiniâtre de vouloir leur montrer ce que c’était, le déposant fut obligé de porter une main entre les jupes et sa chemise et avec un couteau de couper un cordon qui tenait attaché un petit paquet. » (c’était un petit sac de sept livres et demie de sel). Toutes deux furent emprisonnées.
Tout le monde fraude, les gardes, les hommes de loi, les membres du clergé (le curé de Nettancourt avait caché sous l’autel un grand pot de terre rempli de faux sel), les collecteurs, les employés de la gabelle. Le faux sel est acheté, soit pour son usage particulier, soit pour le revendre. C’est d’ailleurs un commerce lucratif. Le sel de Lorraine était acheté 4 à 6 sols la livre, alors qu’au grenier, il valait environ 14 sols.
Les états de répartition de l’impôt sur le sel nous donnent une image frappante de l’état social à la veille de la révolution. Combien de pauvres ménages, bien près de la misère, ne peuvent payer le sel du devoir.
En 1781, à Givry-en-Argonne, 40 foyers, soit1/5 de la paroisse, sont indiqués comme insolvables avec des observations suivantes : mendiant, pauvre, infirme, sans ressource, ne vit que de charité...
Il va sans dire que les gardes, de par leur profession, étaient détestés. Les perquisitions et les visites domiciliaires donnaient lieu souvent à des actes de rébellion qui tournaient parfois au tragique.
Des exemples abondent, témoignant d’une haine généralisée envers les gabelous. Les rencontres nocturnes provoquaient quelquefois des batailles rangées, comme celle qui eut lieu en 1722, près de Brizeaux, entre une bande de faux sauniers et les gardes de la Croix-en-Champagne qui, armés, tuèrent l’un des contrebandiers, Estienne Leroy de Minaucourt. Il faut croire que les gardes faisaient un emploi abusif de leurs armes, car en 1783, ils n’eurent plus le droit qu’à un fusil simple.
En plus des amendes, certains cas réputés graves apportaient à leurs auteurs des peines sévères : fouet, flétrissure, galères ou pendaison.
Jean Louis de Raucourt, considéré comme faux saunier de profession, est conduit sur la place publique où il est marqué des lettres GAL, sur l’épaule dextre, puis emmené aux galères.
Jean Baptiste, de Condé-les-Autry, n’a pas payé son amende. Il est condamné à être battu, et fustigé, nu, de verges sur les épaules, flétri d’un fer chaud à l’empreinte de la lettre G qui lui sera appliquée sur l’épaule. Le condamné était ainsi promené à travers la ville, fouetté à tous les carrefours, puis flétri.
François Borel de Florent, emprisonné pour faux saunage, s’évade. Repris peu de temps après, il est condamné à trois ans de galère.
Parfois, il s’agit de vengeance. Thomas Journal de Senuc, en mauvaise intelligence avec son voisin, jette malicieusement dans le cellier de celui-ci un sac de faux sel et prévient les gardes. Mais cette basse vengeance est découverte et ledit Journal est condamné à six années de galères pour y servir le Roy en qualité de forçat.
L’impopularité de la gabelle ne fait que croître. A la veille de la révolution, Necker (ministre des finances de Louis XVI) déclare que la contrebande du sel amenait annuellement :
- l’arrestation de deux mille trois cents hommes,
- de mille huit cents femmes,
- de six mille six cents enfants,
- la confiscation de mille cent chevaux et cinquante voitures
- trois cents condamnations aux galères.
En 1789, la gabelle est l’une des premières revendications dans les cahiers de doléances écrits dans les paroisses. Témoin celui de Charmontois-le-Roy :
« Se plaint la communauté que l’on payent le sel environ quatorze sols la livre, prix exorbitant, de plus de la moitié qui rend la subsistance du pauvre mersennaire comme impossible. Il est obligé de se passer de nourriture la plus salutaire parce qu’il menque d’argent pour acheter la denrée nécessaire. Elle n’ignore pas que cette chertez et occasionné par la gabelle. L’on demanderait que cette ferme soit suprimez ; que le sel soit marchant d’après la loi fixée par sa Majesté ».
Une première amélioration se dessine avec un décret de l’assemblée générale en date du 23 septembre 1789 qui fixe le prix du sel de grande et petite gabelle à 30 livres le minot (soit 6 sols 6 deniers la livre au lieu de 14 sols). Ce décret interdit également les visites domiciliaires. Le 21 mars 1790, le privilège exclusif de la vente du sel est supprimé. C’est la fin de la gabelle.
La municipalité de Sainte-Ménehould, le 5 avril, décide de liquider le grenier à sel jusqu’à complet épuisement. Il restait dans le grenier 1866 quintaux 69 livres qui ont été vendu au prix de 3 sols la livre.
Après une courte période de franchise, la gabelle a été remplacée par un impôt encore très lourd et très peu populaire mais au moins plus régulièrement établi.
Une histoire, tirée d’un vieil almanach lorrain qui ne nous concerne pas mais qui est surprenante. Au XIXe siècle, les douaniers traquent les trafiquants d’alcool ou de tabac mais aussi le colportage... d’allumettes !
En 1872 ; l’état crée une taxe sur les allumettes en bois de consommation courante. Six mois plus tard, il instaure un monopole sur la fabrication et la vente d’allumettes. Si indispensables au quotidien, elles deviennent vite une manne pour les fraudeurs. Mais le passeur d’allumettes ne craint pas seulement le douanier. L’allumette au phosphore s’enflamme par simple frottement et met sa vie en danger. Les journaux de cette époque regorgent de faits divers où l’allumette détient la triste vedette. Progrès oblige, l’usage du briquet se répand et c’est sans doute la fin du trafic d’allumettes.
Nicole Gérardot