La télévision, qui fait partie de notre cadre de vie maintenant, était un luxe il y a un demi siècle, à la fin des années cinquante, car les postes coûtaient fort cher et les gens se contentaient de la radio. Conscients de l’intérêt que pouvait susciter ce nouveau loisir, plusieurs cafés de Menou s’en étaient équipés et l’investissement se révéla rentable : de nombreux jeunes venaient assister à des matches de football (le stade de Reims était alors une des meilleures équipes de l’Europe) ou a des émissions grand public comme « La piste aux étoiles », « La tête et les jambes », « Cinq colonnes à la une » et le café devenait leur lieu de rencontre privilégié.
Le patron du « Dom Pérignon », café situé en rive gauche de l’Aisne, près du pont Maurice Jaunet, s’appelait Jean. Il bichonnait particulièrement son équipe d’une douzaine de jeunes, âgés d’une vingtaine d’années, parmi lesquels quatre ou cinq portaient le même prénom que lui. Aussi, à l’occasion de la Saint Jean, une petite fête fût-elle organisée, en leur honneur.
Comme on peut s’en douter, l’ambiance était très chaleureuse ce soir là : rires et plaisanteries fusaient de tous les côtés, certains même commençaient à être un peu éméchés. C’est alors qu’un nouveau personnage entra, un peu plus âgé que les fêtards et prénommé Marcel, comme il le précisa lui-même. Il fêtait la naissance de son premier enfant et comme il avait copieusement honoré Bacchus, son raisonnement était un peu brumeux et son élocution pâteuse. Derrière lui entra un deuxième client, bien connu de tous celui-là : le grand-père P, logé dans l’appartement de son fils et de sa bru, juste en face du café. Porté sur la dive bouteille, très surveillé à cause de ce penchant, il arrivait à s’échapper de temps en temps. Prétextant un besoin de matériel pour bricoler, il se rendait à son atelier, ce qui lui permettait, au retour, de faire une étape clandestine au « Dom Pérignon » et d’y écluser quelques « canons ».
Arrivé avec un seau de peinture qu’il avait laissé sur le trottoir, devant le bar, il se fit servir un grand verre de vin, englouti en un clin d’œil. Pendant ce temps, Marcel, qui était de plus en plus « mûr » se vantait de ses exploits militaires en Algérie, devant un groupe résolument sceptique, qui n’hésitait pas à le chambrer, ce qu’il n’appréciait pas du tout. Commençant à s’exciter, il sortit une carte barrée de tricolore, qui était censée prouver qu’il était parachutiste. Jean C., qui était un redoutable farceur doublé d’un pince-sans-rire, y jeta un coup d’œil et remarqua : « C’est une carte de pêche ». Il tendit le document à son complice Jean Z. qui ajouta : « En effet, et le barbeau de Villers-en-Argonne n’a rien à voir avec les parachutistes ! »
C’était plus que Marcel ne pouvait en supporter : il se mit à hurler et devint franchement agressif, à tel point que le patron l’empoigna par le col, ouvrit la porte et l’éjecta hors du bar d’un monumental coup de pied au bas du dos.
Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrait, livrant passage à un homme bleu qui n’avait pourtant rien d’un Touareg du Sahara : propulsé par le coup d’accélérateur dont il avait généreusement été gratifié, Marcel s’était étalé dans le seau de peinture du grand-père P !
L’incident avait fait deux victimes : le pauvre Marcel passé de la colère aux lamentations, se demandant comment il allait pouvoir expliquer son nouveau « look » à son épouse et le grand-père P., confronté à un problème ardu : faire comprendre à son fils pourquoi il rentrait avec un seau vide, alors qu’une superbe tâche bleu ciel s’étalait sur le trottoir du bar voisin. Quant aux fêtards, après un énorme éclat de rire et quelques quolibets bien sentis, ils poursuivirent joyeusement leur soirée si bien commencée.