Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


Enregistrer au format PDF :Version Pdf


Version imprimable de cet article Version imprimable **




Le Petit Jean Foureau.

(Article trouvé dans les archives de notre revue)

   par Nicole Gérardot




  1. Le Pont-aux-Vendanges existe toujours. Il se trouve entre Villers-en-Argonne et Passavant.
    Le petit Jean Foureau est né à Passavant en 1923. Il a vécu toute son enfance et son adolescence dans son village. A l’âge adulte, il a travaillé avec son oncle qui avait une scierie. En 1943, il se marie avec Renée Délissus. Ensemble, ils reprennent le café des parents de Renée qui s’appelait « Le café du moulin » et qui deviendra plus tard « Au relais de la forêt ».
    Le jeune couple développe leur commerce. Renée se met au fourneau. Elle cuisine les produits du pays : grenouilles, escargots, champignons ... Nombreux sont ceux qui viennent déguster son brochet au beurre blanc. Baptêmes, communions, anniversaires, c’est chez Renée qu’on les fête.
    Le petit Jean est devenu « Monsieur Jean » ou « L’Jean Foureau » pour les intimes. Il seconde son épouse. Il l’aide au comptoir et sert l’essence. Il fait aussi le commerce des fruits et des champignons qu’il envoie aux halles de Paris par le train. A cette époque la gare de Villers-Daucourt est encore en activité. Il vend aussi du poisson dans les villages. Poisson qu’il reçoit directement de Boulogne.
    Mais les années se font sentir. Le couple est fatigué. Leur fille Roselyne prend la relève avec son mari en 2005 et suit les traces de sa mère. Jusqu’à ce que l’heure de la retraite arrive pour eux aussi. Personne pour reprendre. Le couple ferme l’établissement en espérant qu’ils trouveront tout de même un repreneur. Ce bien hérité des parents de Roselyne comporte une surface de 600 m2 sur 2 niveaux dont 200m2 au rez-de-chaussée répartis entre le restaurant, la salle, le café, la réserve et la cuisine. Deux chambres à l’étage pour la clientèle complète le tout. Ceci dans un village accueillant et comme l’indique l’enseigne à deux pas de notre belle forêt.


    Dans le livre « La Marne au diable » de Frédéric Chef, publié en 2002, un chapitre est intitulé « Troubles en pays d’Argonne » écrit par Serge Bonnet.
    (Serge Bonnet est bien connu dans notre région. Il est né à Sainte-Ménehould en 1924 et mort en 2015. Il est prêtre dominicain et sociologue. Il est principalement connu pour son travail d’universitaire mené au sein du groupe de sociologie des religions du CNRS. Il a publié plusieurs ouvrages sur la sidérurgie lorraine).
    Serge Bonnet est attablé au Relais de la Forêt. Il commence d’ailleurs son récit par décrire l’ambiance qui règne dans le restaurant :
    « Les mouches, aveuglées par le soleil d’été, tambourinaient contre la vitre. Le Relais de la Forêt avait fait le point. Une petite grappe d’habitués, sortis du néant et des occupations familières, prenait la température. Monsieur Jean dispensait des commentaires sur le temps qu’il allait faire ou qu’il faisait déjà et, accessoirement, du vin rouge. Au loin, la forêt annonçait les promesses de sa fraîcheur, avec au premier plan, les arbres fruitiers pour les tartes et la goutte. Passavant s’étirait au soleil de midi. Je commençais par siffler une Valmy, bière locale fameuse et sur lie quand Monsieur Jean engagea la conversation mais il s’interrompit pour aller faire un plein de gas-oil, puis servit deux paquets de Gitanes et une Suze. Il était l’heure de se mettre à table Il y avait des champignons et du rôti. »



    Serge Bonnet était là dans un but précis. Il voulait que Monsieur Jean lui raconte l’histoire « des Argotes ». Mais Jean Foureau n’aimait pas cette histoire qui « lui fichait des tremblements ». Il envoya donc Serge Bonnet à Eclaires chez un Argonnais dont l’identité n’est pas révélée mais qui lui raconta l’histoire des Argotes.
    Vous souhaitez connaître cette histoire ?

    Elle commence sous Napoléon III. Un soir d’octobre, deux jeunes pêcheurs des Charmontois jetaient leurs lignes (pour ne pas dire leurs filets), tant ils aimaient braconner, sur les bords de l’étang de Belval. Les prises étaient nombreuses et la pêche pour ainsi dire miraculeuse : brèmes, tanches et carpes phénoménales. La besace des deux gars serait trop petite. Soudain, alors que nos deux godelureaux, excités par leurs prises tout autant que par le caractère exagéré de leur attitude, s’avançaient dans les roseaux, ils eurent le souffle coupé. Le brouillard commençait à tomber sur les eaux. C’était la pleine lune. Des petits êtres dansaient au-dessus des nénuphars, voletaient à la manière des colibris. Justin et Lazare se demandèrent un instant s’ils n ’avaient pas la berlue. Qu’était-ce donc ? A regarder de plus près, c’étaient deux petites femmes avec des ailes et qui, coquetterie suprême, portaient des souliers de verre. Les deux braconniers se signèrent et commencèrent à trembler. Il était temps de regagner le village pour se laver des forfaitures. Les deux compères abandonnèrent leurs prises et s’enfuirent. Les elfes les avaient déjà rejoints et les entouraient en voltigeant. Il y eut des rires stridents. Justin et Lazare eurent bien du mal à se débarrasser de ces deux grosses mouches vrombissant sous leur moustache. Tout à coup, l’une des deux bestioles embrassa les deux gaillards, qui s’en trouvèrent tout émus. Ils portaient comme une trace de rouge à lèvres qui ne partait pas. Ils furent chez eux en deux enjambées, se couchèrent sans dîner.
    Le lendemain, on les moqua car ils étaient rentrés bredouille. Ils ne pouvaient rien dire. Avec de la goutte, ils eurent beau se frotter le museau, les empreintes du baiser de la veille ne partaient pas. Comment faire face devant leurs promises après cela ? Ils bredouillèrent des explications peu convaincantes et perdirent en quelques heures la crédibilité dont ils étaient entourés depuis la nuit des temps. Mais le plus grave restait à venir. Ils connurent les jours suivants des fièvres infernales qui ne voulaient passer. On leur recommanda de porter au poignet pendant douze heures dans un morceau de toile neuve, du sel, un oignon et une toile d ’araignée. Ce remède lorrain qui avait fait ses preuves autrefois ne put rien pour eux. Ils dépérirent rapidement. Les médecins venus de Menou avec leur science restèrent perplexes devant ces cas très spéciaux. A la Toussaint, les deux malades rejoignirent les caveaux familiaux.
    Le temps passa sur les étangs sans que personne pût fournir un brin d’explication.
    Au tournant du siècle, des forestiers, des hommes des bois, des costauds armés de haches s’attaquaient à un gros chêne du côté de Bournonville. Les abatteurs avaient travaillé comme il faut. Les scieurs avaient scié comme l’on doit. Les arbres et la besogne étaient abattus. Sortis de la forêt en direction de l’étang du grand Ru, deux lascars torchèrent une bouteille de vin de pays en moins de temps qu’il faut pour la remplir. C’était la fin de l’été, les jours raccourcissaient. Ils s’assoupirent au pied d’un charme. Soudain, dans un demi-sommeil, ils virent trois gros oiseaux-mouches voler au-dessus de l’eau. Hébétés, ils n’eurent pas le temps de se lever. Les trois elfes dansèrent devant les yeux des bûcherons. Trop tard, ils étaient embrassés sur les deux joues. Avaient-ils rêvé ? Trop bu ? Trop cogné ? Toujours est-il qu’ils portaient des traces de rouge à lèvres, comme si des filles de maison les eussent embrassés.
    Et ça ne partait pas. Ils avaient l’air fin. Les femmes les jetèrent à la rue en les insultant copieusement. Ils racontèrent ce qu’ils avaient vu au maire, au curé à l’instituteur. Ce qu’ils disaient ne tenait pas debout. Et les traces de baisers ne partaient pas. Les plus concupiscents des villageois tentèrent de les soudoyer pour avoir l’adresse de ces catins qui travaillaient avec autant d’application. Les deux bûcherons donnèrent un nom au mal qui les frappait. « C’est pas des filles, c’est des Argotes. Vous n’avez jamais rien vu. Foutez-nous la paix ! » Honteux et fiers à la fois, ils se réfugièrent dans la forêt. Une petite semaine plus tard, on les retrouva morts dans leur cabane, les yeux exorbités.
    Ils avaient eu ce qu’ils méritaient, c’était certain. Mais le mystère restait entier. Pourquoi des colosses pareils avaient dépéri si vite ? Le curé de Villers-en-Argonne prit sur lui de retrousser sa soutane pour aller voir un peu de quoi il en retournait. On commençait à jaser dans le pays. On voyait des Argotes un peu partout. L’abbé partit en mission dans la forêt de Châtrices. Toute une procession d’enfants de chœur s’enfonça sous les frondaisons. Malgré les chants et les bénédictions, trois marmots en culottes courtes furent embrassés par des coquines d’Argotes papillonnant à la surface de l’Aisne. Le curé fut piqué à son tour. Il délira pendant trois semaines. On disait partout qu’il avait couché avec sa bonne et qu’elle lui avait donné le mal. Il mourut assez vite malgré les tombereaux de prières déversés sur la cure. L’évêque de Châlons prenait la chose très au sérieux. Il était temps de passer à l’action. On surveilla tous les points d’eau. Un exorciste fut dépêché, qui s’embourba dans un étang. Plusieurs autres légations diocésaines se perdirent dans le maquis des Argotes, de plus en plus vaste.
    Il y en avait partout. Elles ensorcelaient les marmots qui venaient boire aux sources des patelins. Les vaches donnaient du lait qui tournaient. Les femmes n’osaient plus tirer de l’eau des puits. Un homme fut attaqué par une Argote à la fontaine du village de Wally. On posa des grilles devant les sources. Il en reste encore en Argonne.
    Les maires des villages, oubliant les querelles ancestrales et les guerres de clochers, se réunirent en secret et décidèrent d’en finir avec ces êtres vaporeux, flottants et redoutables. On manda le secours des chasseurs de Passavant pour exterminer cette engeance maléfique. Ils furent là dès le lendemain, à l’heure des brumes qui dansent, carabine et fusil en main. Ils patrouillèrent autour des étangs de Belval, ceux de Saint-Rouin... Pas plus d’Argotes que de beurre en broche. Mais des sangliers, des chevreuils irrespectueux de nos tartarins. Il y eut des blessés dans l’affolement. Mais des Argotes dans les gibecières, point.
    Les nuages lourds de pluie passèrent sur le bocage. Les paysans n’allaient plus dans les pâturages par temps de pluie de peur de contracter de drôles de baisers. On s’ennuyait. La crainte, les faits d’armes, ça passe le temps.

    La guerre de 14-18 arrosa la contrée d’obus qui écroulèrent les masures à pans de bois. L’Argonne n’avait plus besoin de ses Argotes pour éprouver les pires tourments de la patrie. La paix retomba sur le pays, laissant ça et là des meurtrissures et des petites croix blanches.
    Et les Argotes dans tout ça ? C’en était fini pour jamais.
    Comme un clou chasse l’autre, la seconde guerre mondiale fit de nombreuses embardées en Argonne. Les Allemands, une fois encore, dévastèrent la région. A la fin des hostilités, un soldat allemand fut touché aux lèvres par une Argote, du côté de Sommaisne, où la rivière prend sa source dans une prairie. C’était assez peu pour venger le pays des souffrances qui s’éternisaient. C’était toujours ça.
    Puis comme ailleurs, l’exode rural a sonné le glas du pays. On mourut de sa belle mort. Les vieux mouraient avec des souvenirs impies plein la tête. Combien de vieillards au fond de leur lit attendaient en secret les morsures foudroyantes des Argotes...
    L’oubli a fait le reste. Les nuits sont redevenues paisibles. Toujours est-il que, si j’étais vous, je n’irais pas me promener de nuit dans les parages des étangs. Il n’y a pas que les rhumatismes qui soient mauvais. Si vous voyez ce que je veux dire.
    Voilà, je connaissais l’histoire des Argotes, je repris ma voiture en direction de nulle part et de partout, où m’attendaient d’autres mystères.
    Bien étrange cette histoire d’Argotes !
    Nicole Gérardot
    Un épervier est un filet de pêche à lancer. La pêche à l’épervier est maintenant interdite.

    Roselyne et Dominique



Répondre à cet article


-Nombre de fois où cet article a été vu -
- -
Sainte-Ménehould et ses voisins d'Argonne
Association déclarée le 06 février 1998
Siège social : Hôtel de ville
B.P. 97- 51801 Sainte-Ménehould