Il y a un demi siècle, on disait les femmes plus bavardes que les hommes (le dit-on encore aujourd’hui ?). Et il est vrai qu’elles avaient bien des occasions de se rencontrer, particulièrement lors des « courses » du matin. Et puis on allait « cafioter » les unes chez les autres. Autant d’occasions pour parler de sa vie et parfois de celle des autres. Pour les hommes, c’était différent. Ils quittaient leur quartier le matin, souvent pour n’y revenir que le soir, ou en coup de vent à midi. Pourtant, il était un lieu où l’on pouvait bavarder entre hommes : c’était « au »coiffeur et là, on s’efforçait de rattraper le retard.
En ce temps là, les coiffeurs pour hommes tenaient, dans la cité, une place particulière. Et le nom de salon de coiffure prenait toute sa signification. C’était l’endroit où l’on était reçu sans rendez-vous. Les clients, qu’ils soient jeunes ou vieux, de la ville ou de la campagne, étaient là, alignés contre le mur, assis sur des chaises dépareillées, tout près du coiffeur qui officiait. La tête de celui-ci faisait un perpétuel va et vient entre les cheveux qu’il coupait et les clients qui attendaient et conversaient. Bien sur, il y avait quelques journaux et revues, parfois un peu coquines, mais on les délaissait, préférant goûter les charmes de la conversation. Mais attention, on ne faisait pas dans le commérage, on parlait de la pluie et du beau temps et puis des événements qui émaillaient la vie de la cité, agrémentés de quelques blagues. Mais chacun avait son style :
Le père Jauniaux, près de la gare, était un peu bougon, toujours un mégot au bec, qui laissait parfois tomber de la cendre dans le cou du client.
Le père Garin voyait sa popularité dépassée par celle de son épouse qui partageait sa boutique près du Cheval Rouge, pour vendre du tabac et des friandises. Je me souviens de lui, taillant mes cheveux en brosse, accompagnant chaque coup de ciseaux d’un mouvement de mâchoire qui me terrorisait.
Il y avait encore Monsieur Guillaumet, plus discret, place d’Austerlitz, qui faisait lui aussi équipe avec sa femme. Et puis Rémy, rue Chanteraine, dont l’épouse coiffait les dames. Chacun avait ses clients, mais tous s’entendaient bien.
Roger Debois jouissait, parmi ses confrères, d’une place singulière : c’était le comique du groupe. Alignés contre le mur, des clients certes, mais aussi des copains qui venaient goûter les réparties du Roger. On venait au spectacle, voir le numéro quotidien qu’il mettait en scène, avec son compère René. Celui-ci, un peu affabulateur, entrait dans la peau des grands de l’actualité, tantôt homme politique de premier plan, tantôt sportif renommé. Roger allumait la mèche et c’était parti : l’explosion de rires était assurée.
Roger : « René, j’ai écouté au poste le match d’hier France-Allemagne, ton arbitrage a été critiqué. »
René : « Non, j’ai bien fait mon travail, mais c’est vrai que les Allemands étaient brutaux. Et j’ai tout sifflé, tu peux me croire ! »
Roger : « Et la pluie, t’as supporté ? »
René : « J’ai eu froid, mais un arbitre international est préparé à cela. »
Et René nous narrait en détail « son » arbitrage, s’inspirant du commentaire entendu à la T.S.F.
Le lendemain René était De Gaulle remontant les Champs Elysées le 14 juillet, Jean Gabin commentant le tournage d’un film.
Oui, on ne s’ennuyait pas chez Roger Debois. Et les instituts de sondage n’existant pas à cette époque, on ne saura jamais la part prise par cette animation quotidienne dans le chiffre d’affaires de la boutique.
Grand animateur de la vie locale, Roger n’était pourtant pas d’ici. Né à Mouchard (Jura) en 1899 d’un père chef de gare, il est mobilisé en 1919, à la fin de son apprentissage de coiffeur et s’en va « occuper » les territoires rhénans. En 1922, il devient garçon coiffeur chez Monsieur Guillaumet, place d’Austerlitz, se marie et aura deux enfants : Guy, né en 1926 et Jacky né en 1938, actif retraité des Vertes Voyes. Guy le secondera au salon de coiffure avant la guerre. Car Roger s’était mis à son compte en s’établissant quai Valmy, près du café Sonjean. Plus tard, il transféra son activité rue Chanzy.
Lorsque la guerre survient, Roger est mobilisé au 3ème zouave de Mourmelon et va être affecté à la surveillance du tunnel des Islettes, puis à la poudrerie nationale de Bergerac. Après la débâcle, retour à Menou et reprise de son activité. Au début de1944, il est réfractaire au travail obligatoire en Allemagne (S.T.O.) et rejoint le maquis Paulus, accompagné de son premier fils.
A la libération, la vie a repris son cours. On le voyait chaque jour de la semaine quitter son domicile, rue Florion, vers 13h00, alors que le salon n’ouvrait qu’à 14h30.
Car il lui fallait faire étape chez ses amis de la rue principale, afin de leur apporter leur lot quotidien de plaisanteries : chez Caulier, employé de la sous-préfecture, Guillaumet, son collègue place d’Austerlitz, Fortin, l’épicier ou Bousselin, patron d’un magasin d’habillement.
Et puis, lorsque l’heure de la retraite est arrivée, en 1967, il lui a fallu plier boutique, ne trouvant pas de repreneur, délaissant les locaux qu’il avait loués initialement à Mademoiselle Cécile Raulin, organiste de l’église du Château. Un an plus tard, il est veuf. Sa retraite se déroulera paisiblement. En 1986, il quitte définitivement cette ville qu’il avait tant animée ; au terme d’une vie sans histoires, si ce n’est celles qu’il offrait à profusion à son entourage.