Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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TRISTE HISTOIRE DE LA GRANDE GUERRE EN ARGONNE

   par Roger Labric




Fouillot a rassemblé ses gamelles et pris une demi-douzaine de bidons en bandoulière.
 « Allez, Fouassier, t’es prêt. T’as les bafouilles ? »

Il y a un barrage formidable avant d’arriver aux tranchées, mais Fouillot a juré de monter la soupe quand même en ligne.

Fouassier avance timidement :
 « On pourrait peut-être attendre encore un peu ; ça n’avance à rien. »

Mais le cuistot s’indigne, braillard et cramoisi :
 « Tu viens, que je te dis, eh, lavette. Derrière Massiges, toutes les roulantes sont en action et les corvées de ravitaillement remplissent les seaux de toile et les bouteillons. »
Le fourrier de la 5ème hausse les épaules :
 « J’en connais qui sont « dingues ».

L’injure atteint Fouillot qui riposte dans son langage imagé :
 « Tu t’en fous, toi, gras à lard, t’as becqueté ton compte, mais eux là-haut, ils n’ont rien dans le buffet depuis hier. »

Et, suivi de Fouassier, chargés tous deux comme des mulets, les voilà partis par la sente des Territoriaux. Il y a du riz au gras dans les bouteillons, de la gnole dans les bidons, du vin dans les seaux de toile et les lettres dans une musette. Seulement, comme les seaux de pinard sont pleins jusqu’au bord et qu’en marchant, on risque d’en renverser un peu, une fois parvenu au détour du boyau, Fouillot s’arrête et invite son second :
 « T’as ton quart, grosse nouille ? »

Puis, à la surface du seau, il enlève le trop-plein :
 « Bois un coup et pas un mot à la reine-mère. »

A son tour, il vide un plein quart. Ses petits yeux fouinards scintillent, et, tandis qu’il s’essuie les lèvres du revers de sa manche, il proclame :
 « Ca fait quand même du bien par où ça passe. »

Et soudain, pris de remord :
 « Les potes n’y perdent rien ; vaut mieux qu’on le boive, nous, plutôt que ça se foute par terre. »

Les hommes de soupe ont environ six kilomètres à faire pour gagner la première ligne et si Fouillot a tenu d’y aller de jour, c’est pour que les gars de l’escouade aient la soupe chaude et leur ravitaillement de bonne heure. Il se réjouit à l’avance de la satisfaction que vont éprouver les copains et dit à son second :
 « Tu parles s’ils vont être épatés à la cinquième. »

Fouassier ne répond rien, il se contente de suivre le cuistot comme son ombre. Avant d’arriver aux tranchées de soutien où sont blotties, dans les abris étroits, des sections toutes fraîches et toutes neuves, les deux cuistots sont contraints de s’arrêter.

Devant, un véritable rideau de fusants et de percutants leur barre la route. Personne n’avance, à l’exception des agents de liaison et des téléphonistes, les uns bondissant d’un P.C. à l’autre, les autres raccrochant à des baïonnettes fichées dans les sacs à terre, les fils coupés sous le marmitage.
 « Je t’avais bien dit, gémit Fouassier, qu’on ne pourrait pas passer. »
 « Ta g fait Fouillot cramoisi, les autres passent bien, il n’y a pas de raison pour qu’on ne passe pas ! »

Des abris de côté, bourrés d’hommes en armes, montent des conseils de prudence.
 « Planquez-vous donc les gars, il y en a au moins pour une heure. »
Mais Fouillot ne veut rien entendre. Il a décidé d’apporter la soupe chaude aux copains et il ira jusqu’au bout.

Un sergent du génie qui tue ses poux à l’entrée d’un gourbi, lui lance au passage :
 « Eh, cuistot, tu ferais mieux de nous refiler ton pinard plutôt que d’aller te faire bousiller. »

Fouillot ne daigne pas répondre.
Il se retourne seulement de temps à autre pour voir si Fouassier est toujours là.

L’autre geint et traîne la jambe :
 « Si c’est pas malheureux d’aller au-devant pour se faire descendre. »
Fouillot réplique :
 « Magne-toi que j’te dis, eh paquet d’os. »

Autour d’eux, le bombardement s’accentue et la pluie d’obus s’acharne à tort et à travers, démolissant les abris les plus solides et enfouissant les hommes qui sont dessous.

Il va falloir maintenant franchir le barrage. Le marmitage a fait le vide dans le boyau, on ne voit seulement que des pieds qui dépassent et des yeux atterrés qui luisent dans l’ombre des abris. Fouillot fonce toujours de l’avant, avec ses bidons qui brinqueballent sur son dos, ses gamelles au bout de son bâton et son seau de pinard qu’il porte aussi dévotement que si c’était le Saint-Sacrement. Mais Fouassier ne veut plus suivre. Il s’arrête, pose tout son chargement par terre et dit au cuistot :
 « Vas-y si tu veux, moi je marche pas pour me faire casser la gueule. »
Fouillot s’est retourné d’un seul coup, furieux et blême. Ses lèvres ont un rictus de mépris et laissent échapper :
 « Sang de navet. »

Puis il repart tout seul, héroïque, sublime, bravant, avec toute sa boustifaille sur le dos, l’ouragan furieux des artilleries déchaînées.

Un fusant, un percutant, ça se suit comme dans la plupart des tirs de barrage. Le bombardement déferle en éventail sur environ deux kilomètres et la pluie de fer déchiquette tout autour de nous. Toutefois, je calcule que j’aurai le temps de passer, d’autant que les boyaux ne sont pas encombrés. Je viens d’aller à l’artillerie et il me faut revenir en vitesse au P.C. du colonel où l’on attend d’urgence la réponse. Une fois encore, le téléphone est coupé de partout. La ligne est arrachée dans tout le secteur par le bombardement et les hommes de liaison n’arrêtent pas de courir dans la fumée des éclatements. De temps à autre, quand ça tombe trop près, je me tapis en me jetant à plat ventre dans le boyau, car il est impossible de trouver la moindre place dans les abris qui sont archi-bondés. Et, à chaque coup, je m’attends au massacre.

Soudain, en travers du boyau, j’aperçois un homme à demi agenouillé et qui semble immobile. J’ai reconnu de suite la silhouette de Fouillot. Il a encore tous ses bidons sur le dos et son bras gauche tendu maintient en équilibre le seau de pinard. Mais les bouteillons ont roulé par terre, où leur contenu s’étale lamentablement avec du sang qui macule le riz. En deux bonds, je suis près du cuistot et le secoue :
 « Fouillot, es-tu blessé ? »

Il ne répond pas. Il est appuyé sur son genou gauche, l’autre jambe légèrement ployée en avant et sa main droite est restée crispée à son bâton. Il a dû être surpris au moment précis où il se relevait pour faire un nouveau bond sous le barrage. Ses yeux sont grands ouverts, mais son visage a déjà la teinte cireuse de celui des morts. J’appelle encore, car on espère toujours un peu :
 « Fouillot, allons Fouillot, ne reste pas là, je vais t’aider. »

Peine perdue, le cuistot de la 5ème est mort. Un shrapnell lui a tranché tout net la carotide et du sang lui dégouline en abondance dans le cou. Derrière nous, le bombardement diminue d’intensité, pour faire place comme toujours au calme le plus complet. Alors les hommes sortent des abris et s’ébrouent joyeusement. On se lance des blagues. Au-dessus de nos têtes, dans le ciel très pur, un avion scintillant ronronne éperdument. Les derniers rayons du soleil font miroiter son hélice.

D’en bas, les canons, sans doute fatigués, ne tirent même pas sur lui. Le soir est très doux et, comme après chaque marmitage terrible, chacun éprouve une sorte de joie farouche : celle de vivre.

Sauf Fouillot Isidore, cuistot de la 5ème compagnie, héros anonyme comme tant d’autres, tombé au champ d’honneur de la roulante pour avoir voulu, coûte que coûte, porter la soupe aux copains

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