« Vous n’entendez pas ? hurle le lieutenant Lechat, chef du Service automobile de la Xème Division d’Infanterie, dans son vieux téléphone de campagne. Quoi ? Mais du tout ! Je ne vous parle pas du nom de Dieu, je dis Camion De-Dion D, comme David ; I, comme Isidore ; O, comme Onésime ; N, comme navet DE DION. Camion De Dion. Et tâchez donc d’être poli, s’il vous plaît, vous parlez à un officier ! »
Lechat repose le récepteur et s’essuie le front :
« Dites donc, les brigadiers, désolé de vous déranger, mais il faudra remettre cette partie de dames à tout à l’heure Le Parc me confirme que notre nouveau camion est parti hier matin. Je sais bien que le Parc n’est pas à côté et que son camion ne doit pas être monté en course, mais tout de même, en vingt-quatre heures, il aurait dû couvrir 75 kilomètres Prenez une voiture, un ouvrier, la boîte de dépannage, et partez donc sur la route voir si vous le rencontrez ! »
Deux heures plus tard, le brigadier rentre :
« Mon Lieutenant, le camion s’amène. Je l’ai rencontré sur le bord de la route, en panne d’essence, et j’ai laissé l’ouvrier dessus. C’est encore un chopin
– C’est un vieux camion ?
– Oh ! Le camion les lanternes sont encore bonnes, mais c’est le conducteur qu’il faut voir !
– Eh bien, demande Lechat à ce conducteur, qu’est-ce qui vous est arrivé ? Comment vous appelez-vous d’abord ?
– Je m’appelle Rédouce. »
Il prononce Rrrédouche, avec un terrible accent, peut-être auvergnat, et on ne sait pas s’il ricane par bravade ou par stupidité, encore que cette seconde hypothèse paraisse plus vraisemblable. C’est un homme petit, trapu, assez âgé et dont le visage a été, selon toute apparence, sculpté dans du bois trop dur par un artisan présomptueux que cette besogne ingrate a découragé avant l’heure.
« Et quand êtes-vous parti du Parc ?
– Hier matin
– Hier matin ? s’étonne Lechat. Vous vous êtes perdu ?
– Je ne me chuis pas perdu, déclare cet homme dont le visage s’assombrit.
– Alors quoi ?
– Alorche que ch’est une honte, voilà. On m’a dit : monte là dechu. Je n’y connais rien n’est-che pas !
– Vous n’y connaissez rien ?
– Je n’y connais rien, affirme énergiquement Rédouce. Non, je n’y connais rien ! comment est-che que j’y connaîtrais quelque choge ! Je chuis chabotier, moi !
– Vous êtes sabotier. Mais enfin, cependant, on ne vous a pas lâché comme cela sur la route, avec un camion trois tonnes sans vous apprendre à conduire ?
– On nous a fait des déchins sur une planche noire. Des magnétos, qu’ils disent, des virebrequins »
Rédouce s’interrompt un instant, médusé encore après coup, incompréhensif et respectueux :
« Et puis hier matin, on m’a dit : tu mets ce machin-là comme cha et tu t’en vas »
Vérification faite sur le camion, ce machin-là est le levier des vitesses et il apparaît sans erreur possible qu’il est resté, pendant les 75 kilomètres du parcours, dans le cran de la première vitesse.
« Fichtre, remarque Lechat, ça ne devait pas aller vite ?
– Non, cha n’allait pas vite. Et puis cha ch’est arrêté. J’ai cherché partout, mais je n’y connais rien, moi, là-dedans. Alorche j’ai attendu qu’il pâche une auto. Il n’ay avait plus d’échenche.
– Je comprends cela, remarque Lechat. Si vous êtes resté tout le temps en première
– Je chuis resté tout le temps en camion, rectifie Rédouce, et le choir, je me chuis arrêté parche que je n’y voyais plus.
– Enfin, bon sang, s’étonne Lechat, pourquoi avez-vous demandé à passer dans le service automobile ?
– Mais je n’ai rien demandé, moi, proteste Rédouce. Un jour on a réuni les plus vieux dans ma compagnie et on a dit : les quatre premiers là-bas, à droite, checrétaires au magasin du corps ; les autres, au Parc automobile d’armée
– Et vous étiez dans « les autres » ?
– Non, j’étais dans les quatre premiers à droite. Cheulement, j’ai permuté avec un camarade, parche que je ne chais pas écrire, vous comprenez, je chuis chabotier, moi. »
Extrait de l’Almanach du Combattant