La foire de la Saint Martin a toujours été, à Menou, l’événement le plus important de l’année. Au Moyen-Age, époque bien difficile pour le petit peuple des campagnes, c’était l’occasion de « venir à la ville » se distraire un peu ( ce qui n’arrivait pas souvent !) et de faire quelques menus achats à un prix raisonnable, car l’argent était rare.
Ce jour là, Basile, brave paysan d’Argonne, flânait sur la foire, les mains dans les poches et le nez au vent. Impressionné et amusé par le bagout des camelots, dont le langage imagé le changeait du patois habituel, il s’arrêtait devant chaque étal, prenant bien soin de serrer dans sa main, au fond de sa poche, les quelques pièces qui représentaient toute sa fortune, car les « tire-laine » étaient nombreux, toujours prêts à détrousser les campagnards un peu naïfs qui constituaient pour eux un gibier facile.
Comme il passait devant une rôtisserie, le spectacle des volailles dorées tournant sur leur broche et la délicieuse odeur qui s’en dégageait le firent saliver, tandis que des tiraillements d’estomac lui rappelèrent qu’il n’avait pas mangé depuis bien longtemps.
Bien sûr, Basile n’avait pas les moyens d’entrer dans une auberge pour y prendre un repas, ni même de se payer une simple gaufre, dépense impensable pour son modeste budget. Aussi, résigné, se mit-il à grignoter le quignon de pain qu’il avait apporté, respirant à pleines narines les alléchants effluves et, son imagination aidant, son pain lui semblait moins sec, maigre compensation à un repas bien frugal !
Ce n’était pas du goût du rôtisseur, qui observait notre ami du coin de l’œil.
S’approchant de celui-ci, il engagea la conversation : « Alors, on est venu faire un tour à la foire ? » - « Ma foi, oui, comme tous les ans » - « Je te vends un morceau de poulet ? » - « Hélas, je n’ai pas assez d’argent pour te payer » - « Peut-être, mais tu sembles apprécier le parfum de mes volailles. Tout se paye ! Comme tu n’as pas l’air bien riche, je te demande juste un sol pour avoir profité de l’odeur ! »
Indigné par cette prétention, Basile protesta vigoureusement. Le ton monta et les badauds commencèrent à s’attrouper autour des deux hommes.
Les avis étaient partagés, les uns considérant que le paysan avait effectivement bénéficié d’un avantage et devait payer, les autres estimant qu’il n’avait reçu aucune marchandise, donc ne devait rien.
Tout le monde se demandait comment l’incident allait se terminer.
C’est alors, qu’après une courte réflexion, Basile eut une idée de génie. Tirant une piécette de sa poche, il la montra aux badauds et au rôtisseur, puis, s’approchant de l’étal, il la laissa tomber, la reprit, la laissa retomber, renouvelant le manège cinq ou six fois.
Se tournant vers le marchand, il lui dit : « C’est vrai que j’ai profité de l’odeur de tes volailles, mais toi, tu as eu la vue et le bruit de mon argent. C’est donc toi qui me doit quelque chose. Je me contenterai d’une cuisse de poulet ». Ce fut un éclat de rire général, suivi d’applaudissements et d’une rumeur admirative. Conscient qu’un refus de sa part eut été très impopulaire et préjudiciable à son commerce, le rôtisseur, bon gré mal gré, dut s’exécuter.
C’est même Basile qui eut le dernier mot : « Tu connais le proverbe qui dit que l’argent n’a pas d’odeur. Heureusement pour toi, car odeur + vue + son c’est un poulet entier que tu aurais dû me donner ! »
