
---------Aujourd’hui, tant les petites épiceries que les grandes surfaces présentent une grande diversité de fruits et légumes produits presque exclusivement loin de notre cité, dans des zones maraîchères et des vergers de plusieurs hectares de la métropole ou de l’étranger. Plus de saisons : on trouve toujours à profusion pommes, poires, légumes, fruits exotiques.
---------Hier, c’était bien différent. Les modes de transport et de conservation n’étant pas aussi sophistiqués et performants ; on privilégiait les productions locales : chaque habitant s’efforçait d’avoir un jardin où il produisait salades, carottes, poireaux, tomates, pommes de terre Cette culture familiale devenait une activité dominicale appréciée. Les plus nantis, s’ils répugnaient à se faire des cals aux mains, n’en avaient pas moins un jardin. Ils trouvaient aisément, parmi le petit peuple, la main d’œuvre pour bêcher, planter, désherber. La récolte était alors souvent partagée entre le propriétaire et le jardinier.
---------Quant aux fleurs, les jardins privés en produisaient un peu, mais on s’adressait aussi aux fleuristes locaux, qui, en plein air ou sous serres, produisaient en quantité diverses variétés. On était bien loin des arrivages quotidiens, au petit matin, des fleurs made in Hollande, qui ont voyagé la nuit en avion, puis en camion climatisé, pour être vendues dans la journée.
---------A travers l’histoire des GOYEUX, très vieille famille de Sainte-Ménehould, nous allons découvrir la place que tenaient les producteurs locaux de fleurs et de légumes. Ils étaient encore nombreux, au sortir de la seconde guerre mondiale : Victor MARTIN rue Sainte Catherine, tout comme les STURZA, Maurice MAYEUX, Louis WEBER à Gergeaux et les deux beaux-frères PAILLARD-GUYOT, dont l’activité est loin d’être éteinte puisque les descendants maintiennent seuls la traditions, avec une production florale rue Berryer et une vente rue Chanzy. On écrira peut-être leur histoire dans un prochain numéro.
Des boues et des moucherons
---------Pour les GOYEUX, tout commence vers 1860. Alphonse GOYEUX, qui avait épousé Anastasie GILLET, était propriétaire d’un terrain marécageux sis route de Chaudefontaine, où il élevait des canards. Il se décide à le remblayer avec des boues de curage de fossés et de rivière (dans cet heureux temps, les riverains entretenaient les berges). Observateur, il remarque une colonne de moucherons imposante, toujours à la même place. Il venait de découvrir un véritable trésor, une source, mais pas n’importe quelle source, un puit artésien où l’eau jaillit. Il suffira de creuser et d’établir des cuves sous le niveau de la sortie de l’eau pour avoir de l’eau en abondance, sans même fournir l’effort de pomper.
---------Et en avant pour la saga des GOYEUX, qui va durer plus d’un siècle rue d’Orfeuil. (Eh oui ! Nous sommes là avant l’installation de la ligne de chemin de fer et la route qui menait vers le Nord débouchait au coin des pompes funèbres, après avoir traversé la place de Guise). On se spécialisa tout de suite en horticulture, mais aussi en semis de betteraves fourragères. C’était l’époque où l’on repiquait les betteraves !
---------Vers 1880, le fils Charles, qui avait épousé Céline BLANCHOT, prit la succession. Il va pouvoir développer son activité. On sait que le pharmacien GERAUDEL avait fait fortune en fabriquant et commercialisant habilement une pastille miracle contre la toux. Il avait, pour ses loisirs, aménagé un vaste parc forestier dans un site appelé aujourd’hui bois Géraudel. Quant à son épouse, elle aimait à se rendre en calèche dans le pavillon qu’elle avait fait construire au cœur d’un jardin d’agrément contigu à la propriété GOYEUX. Là, elle recevait en après-midi ses amies. Charles GOYEUX, lors de la liquidation des biens GERAUDEL, après la première guerre mondiale, saisit l’occasion d’agrandir sa propriété par l’achat de ce jardin qui était, à l’époque, entretenu par les grands-parents de Pierre MAYEUX. Dépossédés de cette occupation, ils se mirent à leur compte comme maraîchers. Notons que ce terrain possédait un réservoir d’eau pour alimenter un jet d’eau qui fut de grande utilité.
La période bénie
---------Nous sommes en 1920. Le fils, Robert, qui a épousé Alice NOEL, prend les commandes. Il a maintenant un vaste terrain. Nous sommes au lendemain de la première guerre mondiale. La France se met courageusement au travail pour reconstruire son économie ruinée. Dès 1925, on dépasse le niveau d’avant guerre ; les innovations technologiques du début du siècle gagnent la France profonde, le pays se modernise. Robert va s’inscrire dans cette volonté de progrès.
---------On abandonne l’arrosage soumis aux seuls caprices du puit artésien, pour adopter une distribution d’eau dans tout le jardin, alimentée par une pompe. Quant au chauffage, on adopte la même démarche. Les chaufferettes individuelles de cuivre sont abandonnées en 1929 pour un chauffage central au coke, qui mène par canalisation la chaleur dans toutes les serres.
---------Et dès 1925, les établissements GOYEUX se dotent d’un magasin de vente, dans un local appartenant à Emile NOEL, le beau-frère, au 54 rue Chanzy, prenant la succession d’un cordonnier, Monsieur POIX. Ce magasin sera tenu jusqu’en 1994 par André, le fils de Robert.
---------Que de changements en moins de dix ans ! Mais ce n’est pas tout. On va se spécialiser dans la production de géraniums.

Les établissements GOYEUX (à droite, le pavillon GERAUDEL)
---------Il ne s’agit pas de créer de nouvelles variétés, mais de faire une production à grande échelle et de pouvoir présenter une collection chaque année, débouchant sur une vente en gros et demi-gros. Trente variétés de géraniums, auxquelles s’ajoutent des plantes molles (héliotropes, fuschias, bégonias) et des primulas obconica (primevères), les cinéraires, les chrysanthèmes le tout vendu par cent. Des représentants sillonnent la France. Les expéditions se font par le chemin de fer (grande ou petite vitesse). Les géraniums, emballés avec leur motte dans du papier journal, sont conditionnés dans de grands paniers d’osier faits spécialement par des vanniers locaux (en moyenne cinq cents géraniums par corbeille, qui, bien sûr, était « perdue »)
---------La guerre a tout arrêté. Pouvoir d’achat en baisse, difficultés de communication, obligation de remplacer le coke par la sciure de bois : le bel édifice s’écroule.
---------A la libération, on s’y remet, mais rien ne sera plus comme avant et l’activité se dirige plus vers le marché local. On se modernise tout de même en changeant la chaudière en 1947, qui sera quelques années plus tard alimentée automatiquement par une vis sans fin. En 1958, le couple décide de laisser la place aux jeunes.
Deux frères la main dans la main
---------Jean a trente-sept ans et André trente. Ils vont continuer l’activité et l’on va travailler ainsi dans la meilleure entente jusqu’en 1986, date de la fermeture de l’établissement horticole. Rien n’est facile. Le monde a changé, les modes de production aussi. Les grandes sociétés de vente par catalogue prennent la plus grande part du marché. Les jardineries s’implantent dans les périphéries des villes. La place des productions artisanales se fragilise. On ne se plaint pas. Le Jean, le Dédé et leurs épouses, connus et appréciés par tous, iront ainsi jusqu’à la retraite. André, le plus jeune, tiendra le magasin de fleurs jusqu’en 1994. Je ne connais pas d’autre exemple où deux frères, ainsi que leurs épouses, ont pu travailler ensemble durant trente ans, sans rupture, sans déchirement. Un partage des tâches, des traditions familiales, des caractères compatibles, il fallait bien des conditions singulières pour réaliser une telle alchimie.
Des hommes, des techniques
---------Lorsque Jean et Dédé reprennent l’affaire, le travail ne manque pas. Il faut tenir le magasin et c’est Jeannine qui s’y colle ; l’administration, les comptes, c’est le travail de Jacqueline. Jean s’occupe des serres de la production florale. André se dirige plus vers les arbres, les arbustes, les massifs floraux. Les deux frères n’ont pas de formation théorique. Ils ont quitté très tôt l’école pour travailler avec leur père et c’est sur le tas qu’ils ont acquis leur savoir. Un père qui n’a rien d’un despote, qui sait écouter, négocier et laisser les jeunes prendre leur place. Il continue à donner un coup de main. La mère descend aussi parfois aux jardins : une société familiale. On embauche des salariés permanents (Madame COLLIN, née GAYET, y travaillera durant dix-neuf ans, Maurice GUYOT, Henri BARTHELEMY), mais aussi, le travail étant saisonnier, des travailleurs occasionnels, dont certaines figures ménéhildiennes bien connues telles Henry JEAN-BAPTISTE, André CHAMPION, Françoise CHAUFFERT, Marcel COPITET. L’entreprise est agréée pour recevoir des apprentis qui font leur formation théorique à l’école d’horticulture de Rhoville-aux-Chênes, dans les Vosges. Les stagiaires viennent des quatre coins de la Marne. Et c’est là que Thomas LAFRATTA, qui tient « l’Orchidée » rue Chanzy à Sainte-Ménehould, a suivi sa formation.
---------En hiver, on prépare les terrains, on laboure, on sème dans les terrines les fleurs d’été, on bouture les pieds mère de géraniums et de chrysanthèmes. Au printemps, on repique les jeunes plantes, soit en pots, soit en couches. L’été, il faut apporter tous ses soins aux chrysanthèmes qui seront vendus à la Toussaint et que l’on maintient sous serre : arrosage, rempotages successifs pour terminer par les gros pots mis à la vente, traitement. Peu à peu, on adopte le principe de la culture dirigée, qui permet, en couvrant la plante la nuit, de maîtriser sa croissance, afin d’avoir une floraison maîtrisée développant tous ses charmes fin octobre. Et ces belles fleurs consacrées aux morts seront vendues localement, mais aussi acheminées vers des revendeurs de la cité ou dans d’autres villes de Champagne.
---------En automne, il faut tout rentrer à l’abri, préparer le compost.
---------Des tâches variées, parfois harassantes, un savoir faire qui déserte progressivement nos zones rurales, un livre que la famille GOYEUX a refermé sans aigreur, mais, j’en suis sûr, avec un brin de nostalgie.

Photo-montage : de gauche à droite, Dédé, Jacqueline, Alice, Jean et Robert,
devant : les deux filles de Jean. Il manque Jeannine, l’épouse d’André.