Théodore Jolly n’était plus un jeune homme depuis longtemps puisqu’il venait de fêter ses 90 ans six jours auparavant. Pourtant il avait encore la force de voyager à pied, chaussé de sabots de bois, en poussant une brouette sur une distance de 20 kilomètres entre Auve et La Grange-aux-Bois, en Champagne. Certes, il n’allait pas vite, au train de ses petits pas lents et glissés, mais il lui était encore permis d’accomplir ce voyage dans la journée et il allait enfin arriver après avoir grimpé péniblement la côte au sortir de Sainte-Ménehould. Voici deux semaines, il avait accompli ce même trajet en sens inverse. C’était, comme il en avait pris la coutume, pour rendre une visite à sa fille qui tenait un bureau de tabac à Auve, et à qui il avait apporté dans sa brouette, des « baloces » (des prunes) et quelques autres produits de son jardin.
Son arrière-petite-fille, Gilberte, qui avait déjà été le témoin de ses départs, lui avait dit un jour : « T’es pas prêt d’arriver grand-père » et lui de répondre : « J’arriverai quand Dieu voudra ».
Eh bien, il était non seulement arrivé, pour célébrer pendant ce petit séjour son entrée dans sa dixième décennie, mais il allait être de retour dans son village natal.
Rien ne lui paraissait changé, il allait retrouver sa Grange-aux-Bois comme il l’avait laissée, bien paisible, et cependant depuis son départ, que d’évènements d’importance s’étaient produits ! En cette fin de journée du 2 septembre 1914, il les ignorait totalement. S’il avait su ce qui l’attendait !
Chacun sait aujourd’hui que dans les premiers jours d’août 1914, après avoir violé la neutralité de la Belgique, les armées allemandes avaient déferlé dans le Nord-Est de la France, sur les Ardennes et sur l’Argonne. Les soldats français se repliaient, refusant l’engagement, et ne livrant que des combats d’arrière-garde, pour enfin se ressaisir au sud de Sainte-Ménehould, sur une ligne allant de Bar-le-Duc à Vitry-le-François, pour ce secteur du front. Ce sera la bataille dite « de la Marne ».
Comme partout ailleurs, la promptitude de l’avance ennemie avait tellement surpris, que les habitants de ces régions n’avaient pu évacuer. Pour compléter l’ensemble, les informations circulaient mal, des bobards pleuvaient dans les journaux et les communiqués officiels, laconiques et peu fréquents, n’étaient pas avides de publier les mauvaises nouvelles
Or, ce 2 septembre 1914, au matin, l’avant-garde allemande (des Uhlans) s’était aventurée jusqu’à la Grange-aux-Bois où elle avait essuyé quelques tirs sporadiques de chasseurs à pied, embusqués dans les maisons, mais le soir, les armes s’étaient tues. Ce petit village est situé sur la limite ouest du plateau crayeux de l’Argonne.
C’est un lieu où les puits sont extrêmement profonds car l’eau n’y affleure pas. Il fallait beaucoup de temps pour remonter un seau, et encore celui-ci n’était rempli que partiellement, tant les heurts nombreux sur les parois avaient contribué à le vider.
Il est difficile d’imaginer les besoins journaliers en eau d’une unité de cavalerie, mais l’on ne peut douter qu’ils soient énormes et c’est pourquoi les Allemands n’hésitèrent pas à réquisitionner tous ceux qui leur tombaient sous la main pour puiser cette eau nécessaire aux soins de leurs chevaux. Virginie Thomas, la belle-fille du vieux Théodore, avait atteint ses 61 ans lorsqu’elle dût, contrainte et forcée, se livrer à cette tâche pénible deux jours et deux nuits d’affilée. Elle en garda
un douloureux souvenir et ne manqua pas d’évacuer son village, en prévention, lors de la seconde offensive allemande de 1918, pour ne plus revivre de tels moments.
Mais revenons à Théodore qui rentre au bercail. Le voici qui, brusquement, se trouve nez à nez avec un de ces Uhlans à cheval. Quel choc !
Les Uhlans, il les avait déjà vus en 1870, il avait alors 46 ans, et déjà ces cavaliers n’avaient pas bonne réputation. Ne disait-on pas (heureusement à tort) que ces sauvages coupaient la main droite des enfants mâles !
C’est qu’ils étaient impressionnants ces grands gaillards, juchés sur leurs grands chevaux, armées d’une lance interminable, leur énorme moustache et leur étrange coiffure leur donnaient une expression saisissante et farouche, et celui de la rencontre semblait d’autant plus inquiétant qu’il tenait en main un revolver.
Il s’adressa à Théodore dans son jargon germanique auquel, bien sûr, celui-ci ne comprit strictement rien. Réalisant que le dialogue n’était pas possible, et reprenant les bras de sa brouette qu’il avait lâchés dans l’émotion, le vieil homme prit l’initiative de poursuivre sa route.
Mais l’Allemand ne l’entendait pas ainsi. Vociférant cette fois, mais toujours dans sa langue, voici qu’il met en joue mon pauvre trisaïeul qui crut bien que sa dernière heure était venue. Très pieux de nature,
il se prépare à la mort, s’agenouille et se signe, les yeux clos, il n’attend plus que l’instant fatal
Un court silence s’installe alors qui sembla des siècles Qu’allait faire cette brute ? Appuyer sur la détente de son arme ? Eh bien non ! Cabrant sa rossinante, il prit le parti de disparaître, ulcéré de ne pas être parvenu à se faire comprendre.
Que voulait-il obtenir ? Personne ne le saura jamais. Bien longtemps après l’événement, certains villageois proposeront une réponse : le Uhlan n’aurait rien attendu d’autre de ce vieillard qu’il lui tienne la bride de son cheval le temps pour lui de satisfaire un besoin pressant
Quoi qu’il en soit, Théodore rentra chez lui, tremblotant et fébrile, pour s’aliter immédiatement. Il ne put, paraît-il, se remettre tout à fait de cette commotion, mais il survécut cependant à l’événement près de deux ans.
Il retourna encore à Auve, on ne sait comment, et c’est là qu’il mourut le 13 avril 1916, dans sa 92ème année.