Lorsqu’il m’arrive de mettre la main sur un récit en patois Argonnais, c’est toujours, pour moi, l’occasion de tester ma mémoire et, bien qu’il soit beaucoup plus difficile de comprendre un texte que de suivre une conversation, (le patois était une langue strictement orale), j’arrive encore, bien longtemps après, à en saisir l’essentiel, sans trop de difficultés.
Il faut dire que, dans le Menou de mon enfance, de nombreux anciens utilisaient encore fréquemment le patois, surtout lorsqu’ils évoquaient de lointains souvenirs. C’était notamment le cas pour Camille, ma grand-mère paternelle, née en Argonne Meusienne, dans le petit village d’Evres, proche de Foucaucourt. C’est en l’écoutant raconter ses souvenirs d’enfance que j’ai appris à comprendre le patois qui est resté, dans mon esprit, inséparable de la vie de cette époque.
Dans la deuxième moitié du siècle précédent, Evres comptait quelques dizaines d’âmes. L’activité était axée sur l’agriculture et la forêt et les habitants y menaient une vie très simple, réglée par le cycle des saisons, loin de toute nouveauté et où l’imprévu était pratiquement inexistant. Dans une petite ferme du village, vivaient chichement deux frères : Léon et Victor, deux « vieux garçons », qui avaient passé toute leur vie ensemble et n’avaient pour ainsi dire jamais quitté Evres.
Aussi, le jour où Victor vint à mourir, l’événement eut-il un profond retentissement dans cette petite communauté et chacun se prépara à rendre un dernier hommage au disparu. Lorsqu’un décès survenait, la famille du défunt veillait le corps en permanence, jusqu’au moment de l’enterrement et, pendant les deux ou trois jours de la veillée, les gens du village se succédaient pour venir « jeter de l’eau bénite » à la dépouille mortuaire, ce qui constituait un premier hommage avant les obsèques.
Camille, qui devait avoir à l’époque sept ou huit ans, accompagnée d’une autre fillette de son âge, se rendit donc au domicile du pauvre Victor, pour satisfaire au rituel de l’eau bénite. Comme toujours, en été, les portes étaient ouvertes mais les volets fermés en signe de deuil. Personne ne répondant à leurs appels, elles entrèrent timidement dans une pièce très sombre, où la faible lueur d’un cierge permettait de distinguer vaguement un corps étendu sur un lit. Elles saisirent un rameau de buis qui trempait dans une soucoupe, bénirent le corps, puis s’agenouillèrent pour la prière d’usage.
Bien qu’elles fussent très absorbées, la terreur les gagna au moment où les ressorts du lit se mirent à grincer, terreur qui devint incontrôlable, quand le corps se releva, émit un énorme bâillement, et prononça ces mots « J’éta mou hodé ! Vla un petit soum qui m’a fait don bié [1] ! » Les deux fillettes se précipitèrent en hurlant hors de la maison, mettant tout le village en émoi. Il fallut beaucoup de temps et de douceur pour les calmer, tellement elles étaient choquées.
Après avoir si longtemps veillé le corps de son frère, Léon, épuisé, s’était étendu sur le lit voisin, qui était d’ailleurs le sien, et avait fini par s’endormir. Dans la pénombre de la chambre, Camille s’était dirigée vers le lit du dormeur, croyant que la forme qu’elle distinguait était celle du défunt. Et là-dessus, Léon s’était réveillé au mauvais moment ! ...
Soixante dix ans après, Camille en riait encore aux larmes, en racontant cette histoire ... après avoir connu l’une des plus grandes peurs de sa vie !