- Qu’est-ce que ce M. de Lochères ? demanda curieusement Catherine de Louëssart, qui jusque-là était restée silencieuse.
- Ma mignonne, répondit Mme de Brossard, votre question montre combien vous êtes jeune et, en effet, vous n’étiez pas encore née lorsque le propriétaire de la Harazée a quitté définitivement le pays ... Je n’ai pas le même privilège, hélas ! et j’ai connu le beau Vital dès avant la guerre. J’avais le bonheur d’être alors comme vous, une toute jeune fille, et j’ai bien des fois dansé avec lui ... Il était le boute-en-train de tous nos plaisirs : parties de chasse ou de pêche, pique-niques, sauteries ; on le rencontrait partout où l’on s’amusait.
- On le rencontrait même, interrompit sévèrement Mme de Verrières, en des endroits où l’on s’amusait trop ...
- Oui, soupira dévotement Mlle de Saint-André, il avait une vie dissipée, et j’ai maintes fois entendu mon frère de ce qu’il détournait du devoir les jeunesses du pays.
- Ma foi, déclara indulgemment la femme du notaire, il était si séduisant que, pour sûr, le bon Dieu a dû pardonner à celles qui ont succombé à la tentation.
Un nouveau soupir de la sœur du curé protesta contre cette morale relâchée.
- Oh ! Oh ! Madame Parisot, vous avez la manche large, s’écria Mme de Verrières, en retroussant sa lèvre moustache et sarcastique.
- Ecoutez donc, reprit la notairesse, il faut faire aussi la part des circonstances ... Vital avait une jolie tournure et la poche bien garnie, car son père ne lui refusait jamais d’argent ... Beau, aimable et riche, désoeuvré par dessus le marché, il ne trouvait guère de cruelles et après tout - avec un regard malicieux du côté de Mme de Verrières - que ceux ou celles qui n’ont jamais pêché lui jettent la première pierre.
Les grands yeux noirs de Catherine de Louëssart coulèrent entre leurs cils une timide oeillade approbative vers Mme Parisot. Ce regard sympathique fut surpris au passage par l’austère demoiselle de Saint-André, qui murmura, scandalisée et revêche :
- En somme, M. de Lochères était un libertin et sa conduite n’est pas un exemple à citer devant les jeunes filles.
- Vous êtes bien sévère, Mademoiselle, répliqua la grassouillette Mme de Brossard, au temps dont nous parlions, je sais plus d’une jeune fille qui eût été fière de l’épouser ... D’ailleurs, il s’est toujours conduit en parfait gentilhomme. Quand la guerre de 1870 a éclaté, il est parti comme capitaine de mobiles, s’est bien battu et a été emmené prisonnier en Allemagne. Lorsqu’il est rentré à la Harazée, on ne songeait plus guère à s’amuser. Le pays était ruiné et on n’avait plus le cœur à la joie. Aussi, il n’a pas moisi en Argonne ; on avait espéré qu’il s’y marierait, mais celles qui le convoitaient en ont été pour leurs frais. Un beau matin on apprit qu’il était allé vivre à paris et on ne l’a plus revu ...
- S’est-il marié au moins ? demanda curieusement Catherine de Louëssart.
- Oui, avec une étrangère, une Piémontaise, je crois ... Même le vieux Lochères, qui comptait garder près de lui son fils unique, fut fort mécontent de voir Vital prendre femme à Paris, et il en résulta un refroidissement entre le père et le garçon.
- C’était sans doute quelque sot mariage ! insinua malignement Mme de Verrières.
- Vous vous trompez, ma chère, rectifia Mme Parisot. M. Vital avait épousé, au contraire, un très beau parti ... Je l’ai su par mon mari, que le vieux Lochères avait chargé de prendre des renseignements. La fiancée était de la meilleure noblesse du Piémont, une demoiselle de Novalèse, orpheline et riche à millions ... Le vieux Lochères, entêté comme une mule et rancunier par surcroît, ne s’en est pas moins buté contre ce mariage. Il n’a jamais voulu recevoir sa bru et il est mort sans l’avoir connue ... Par suite de cette brouille, les jeunes mariés sont allés s’établir en Italie, dans les propriétés de la jeune femme et on n’a plus entendu parler d’eux.
- Pourtant, lors de la mort de son père, Vital est revenu au pays, fit observer Mme de Brossard.
- Oui, il a passé quarante-huit heures au château, puis, après les obsèques, il a fait fermer les appartements et s’en est retourné sans rendre visite à personne. Le père Lochères est mort en janvier 1875 et nous sommes en 1894 ! Il y aura donc vingt ans bientôt que M. Vital n’a remis les pieds en Argonne.
- Vous conviendrez, dit Mme de Verrières en hochant la tête, que c’est tout de même singulier ? ... Et le plus étrange encore, c’est que tout d’un coup, sans crier gare, votre Monsieur Vital revient habiter la Harazée, et y revient seul ... Vous direz ce que vous voudrez, c’est fort louche ...
- Que voyez-vous de louche là-dedans ? repartit Mme Parisot ... M. de Lochères sera sans doute devenu veuf ...
- Le pauvre homme ! murmura Catherine de Louëssart qui s’était intéressée à cette histoire et dont la sensibilité s’émouvait à l’idée d’un malheur frappant ce Vital de Lochères, qui lui apparaissait avec la mine d’un héros de roman ...