Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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LE REFUGE

   par André Theuriet



Les dames de l’ouvroir s’étaient remises à la besogne et, comme honteuses d’avoir si longtemps babillé au détriment des pauvres de la paroisse, elles se taisaient maintenant et semblaient absorbées par la couture. Dans la salle à manger lambrissée de panneaux peints en blanc et dont un dallage de pierre de Varvinay alternant avec des carreaux de marbre noir, accentuait encore le caractère de grise froideur, un calme profond régnait. Sous la lumière tamisée par les rideaux de mousseline, on voyait des profils attentifs de travailleuses penchées sur les coupons d’étoffe, des mains affairées à tailler ou à coudre, on n’entendait plus que le grincement des ciseaux et le craquement sec de la toile déchirée en droit fil. Au dehors, la rue était également silencieuse ; pourtant, au loin, dans la direction du Claon, on percevait sur la route un sourd roulement de voiture.
L’après-midi avançait et le soleil d’octobre s’inclinant vers les cimes boisées n’éclairait plus que le faîte des toits de tuiles roses, tandis que la rue gagnée par l’ombre prenait déjà des teintes vespérales. Catherine de Louëssart, afin d’y voir plus clair pour enfiler son aiguille, se leva et s’approcha d’une des croisées. Tout à coup, au moment où elle réussissait à faire pénétrer le fil dans le chas de l’aiguille, elle eut un petit sursaut de surprise :
- Je crois que le voici ! s’écria-t-elle.
- Qui donc ? demanda sèchement Mme de Verrières.
- M. Vital de Lochères ... J’aperçois un cabriolet qui tourne la corne du bois et qui est occupé par un seul voyageur.
- Vous avez de bons yeux, ma mie ! observa aigrement Mlle de Saint-André.
Le roulement d’une voiture, très sourd tout à l’heure, devenait plus rapproché et plus distinct. On entendait très nettement le trot lourd du cheval et les claquements de fouet du cocher. Les dames de l’ouvroir ne purent résister à l’impulsion de la curiosité. Lâchant de nouveau la couture, toutes se groupèrent autour de Catherine qui avait écarté à demi le rideau. Comme les fenêtres de la salle donnaient droit sur la route, elles purent contempler à distance le cabriolet de louage conduit par un cocher en blouse et dont la capote avait été renversée. A l’entrée du village, le conducteur ayant ralenti le trot de son cheval, elles eurent tout le loisir de lorgner le voyageur qui occupait le siège du fond.
C’était un homme déjà mûr, mais qui paraissait encore robuste et bien découplé. Il était vêtu de noir. Sous son feutre gris, on distinguait un visage fatigué et comme fripé, qui avait dû être fort beau et qu’encadrait une barbe brune, semée de fils gris, correctement taillée en pointe. L’ensemble des traits était empreint d’une expression de lassitude. Sous les paupières demi-closes, les yeux noyés d’ombre semblaient regarder au loin sans rien voir. Il passa sans se douter qu’un groupe de femmes curieuses l’épiait derrière les vitres du notaire et lentement la voiture disparut au tournant de l’église.
- Comme il est changé ! s’écria mélancoliquement Mme de Brossard ; ah ! ce n’est plus le beau Vital d’autrefois !
- Je ne me le figurais pas si vieux ! soupira Catherine, légèrement désenchantée.
- Dame ! conclut âprement la voix masculine de Mme de Verrières, ce n’est pas la vie qu’il a menée qui a pu le rajeunir ...

II


Morte ! ... Mme de Lochères l’était pour Vital du moins. Depuis neuf ans, il s’était efforcé de la supprimer de sa vie, de l’effacer de sa mémoire, et il avait procédé à cette exécution avec d’autant plus d’acharnement que les torts étaient en grande partie de son côté. Nous ne sommes jamais si violent dans nos rancunes que lorsqu’elles sont nées de nos propres fautes. Ah ! ce mariage conclu contre la volonté du vieux Bernard de Lochères, combien rapidement Vital s’était lassé d’en subir le joug ! ... Ce soir, dans cette chambre de la Harazée où le vieillard avait exhalé son dernier souffle sans s’être réconcilié avec son fils, celui-ci se représentait avec une douloureuse lucidité les conséquences de son refus d’obéir aux injonctions paternelles. Il se rappelait plus amèrement les moindres détails des événements qui l’avaient amené à quitter le célibat ...
Après la guerre de 1870, il était revenu en Argonne et s’y était bientôt fatigué de l’existence casanière qu’on y menait. Six mois de vie militaire avaient développé en lui de nouveaux goûts et de nouveaux besoins. S’ennuyant au logis, désireux de tâter des distractions que les grandes villes ont toujours largement offertes aux jeunes gens de son âge, il avait informé M. de Lochères de son intention de passer une année ou deux à Paris. Cela n’allait guère au vieux gentilhomme qui avait à l’encontre de Paris les haines et les méfiances d’un provincial de l’ancienne roche, et qui accusait volontiers la capitale d’être la seule cause de tous les malheurs du pays. D’ailleurs, il rêvait déjà de marier le jeune homme avec une riche héritière du voisinage, appartenant à l’une des meilleures familles des Ardennes, et il essaya d’abord de s’opposer à ces velléités voyageuses. Mais Vital était majeur depuis cinq ans ; il possédait du chef de sa mère, morte en 1871, une fortune assez ronde et il demeurait intraitable. Une fois à Paris, la bride sur le cou, avec tout ce qu’il fallait pour faire joyeusement la fête, Vital devenait vite un de ces aimables mondains qu’on rencontre partout où l’on s’amuse. Il mordait à belles dents à la grappe du plaisir et ne se lassait pas de la savourer. Malheureusement, les fruits de volupté coûtent cher et durent peu. Au bout d’un an, le jeune Lochères, ayant entamé le capital avec le revenu, s’apercevait que la fortune maternelle fondait comme neige entre ses doigts, et que bientôt il ne posséderait plus guère que son nom, sa bonne mine et sa jeunesse.

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