Dans les salons cosmopolites où il fréquentait, il avait rencontré une jeune orpheline, Mlle Giulia de Novalèse, qui vivait chez M. de Sanctis, son tuteur, avec laquelle il fleurerait volontiers. Mlle de Novalèse était d’origine savoyarde. Grande, bien faite, avec des attaches un peu lourdes, de flegmatiques yeux noirs et de noirs cheveux crépus, elle avait une beauté froide et régulière. La jolie tournure, la grâce frivole, le caractère enjoué et bon enfant de Vital de Lochères lui plurent et elle le lui laissa voir. Sa prédilection très marquée donna à réfléchir au jeune homme. Jusque là, il n’avait pas montré un goût prononcé pour le mariage ; ses attentions pour la belle Giulia n’avaient jamais dépassé les limites d’un flirt superficiel ; mais les circonstances devenaient pressantes, le patrimoine maternel était plus qu’aux deux tiers dévoré, et Vital ne se souciait pas de rentrer décavé à la Harazée. Dans ces conditions, il fallait songer à l’expédient sauveur d’un mariage riche. Or, Mlle de Novalèse possédait plusieurs millions liquides, un château en Savoie et un palazzo confortable à Turin, sur le corso Victor-Emmanuel. Vital fit sa demande et on l’agréa ; la seule condition qu’on lui imposa fut l’obligation de résider en Piémont. Il ne restait plus qu’à obtenir le consentement de M. de Lochères père ; cela semblait devoir aller de cire et ce fut là justement qu’on se heurta à une opposition inattendue. Le vieux gentilhomme détestait les étrangers, notamment les Piémontais auxquels il ne pardonnait pas d’avoir détrôné le pape ; de plus, il voulait marier son fils en Argonne et le garder près de lui. Sa réponse fut un refus très sec : « Si tus es las du célibat, lui écrivit-il, viens à la Harazée ; j’ai là pour toi en réserve une fille aimable et riche, qui est du pays et que je t’ai mijotée. Mais je ne veux pas d’Italienne chez moi ; je ne donnerai jamais mon consentement à la sotte cacade dont tu me parles. Tu peux passer outre, il est vrai, puisque tu es majeur. Consulte là-dessus ton cœur et ta conscience. » Il fallut faire des sommations respectueuses et le vieux Lochères en garda une rancune qui dura jusqu’à sa mort.
Une fois marié, Vital tint sa promesse et se fixa à Turin avec sa jeune femme. Dès les premiers mois de la lune de miel, il fut vite désillusionné. La médaille d’or du mariage riche avait un revers auquel il n’avait pas songé. Ebloui par sa bonne fortune et convaincu que sa femme était fort éprise, il s’était flatté de conserver son indépendance et de continuer à vivre à sa guise. En prononçant le oui sacramentel, il n’avait pas remarqué le pli dur qui barrait parfois le front volontaire de Mlle de Novalèse. Cette fille d’une mère savoyarde et d’un père piémontais possédait les vertus et aussi les défauts des races montagnardes : une froide raison, un entêtement étroit et un esprit positif. Elle aimait son mari, mais elle entendait en retour qu’il l’aimât et lui appartint exclusivement. Son affection impérieuse, exigeante, était sans tendresse et sans grâce. De plus, elle se montrait, comme la fourmi, économe jusqu’à la parcimonie. Lorsque Vital, facilement prodigue, se livrait à des dépenses de luxe, elle savait le rappeler à l’ordre avec une sécheresse blessante. Au bout d’un an, elle lui donna un fils qu’on baptisa du nom de Charles-Félix ; mais, dès avant la naissance, l’amour conjugal avait perdu pour M. de Lochères tout son velouté et son charme. La fleur des premiers jours avait fait place au fruit ; un fruit rugueux comme une écorce de châtaigne, tout hérissé de devoirs et de récriminations jalouses.
Vital s’ennuyait ferme dans le cérémonieux palazzo du corso Victor-Emmanuel, et il n’était pas de taille à supporter longtemps l’ennui. Sa femme, très absorbée par ses fonctions maternelles, retenue peut-être aussi par ses principes d’économie, fuyait les distractions mondaines et demeurait volontiers dans son intérieur méthodique et glacial, en compagnie de vieilles parentes dévotes et d’onctueux ecclésiastiques. Cette société n’était pas pour égayer un jeune mari fringant, désoeuvré et friand de plaisir. Aussi, Vital finit-il par chercher des distractions ailleurs. Il s’était mis à fréquenter un cercle, non pour y jouer, mais pour motiver ses sorties. En réalité, il passait la plupart de ses soirées au théâtre, soupait avec des chanteuses et ne rentrait que fort tard au palazzo Novalèse. Turin, en dépit de ses airs de capitale, a les habitudes potinières d’une petite ville. On y parlait tout haut des bonnes fortunes de M. de Lochères et de sa récente liaison avec une petite actrice du Théâtre Carignano. Mme de Lochères fut vite informée des infidélités de son mari, et, jalouse autant qu’orgueilleuse, elle les lui reprocha en termes désobligeants. Vital, qui n’était point endurant, lui répliqua sur le même ton ; des scènes violentes éclatèrent, des mots cruels et irréparables furent échangés. L’épouse offensée menaça même le coupable d’une séparation judiciaire. Les parents et les amis s’entremirent et, dans l’intérêt de l’enfant, obtinrent que les choses ne seraient pas poussées à cette extrémité. Une réconciliation apparente eut lieu et il fut convenu que, pour laisser les commérages s’assoupir, M. et Mme de Lochères iraient, pendant quelques années, s’installer en Savoie, dans le château que la jeune femme possédait à Clarefond, entre Aix et Chambéry.