Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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LE REFUGE

   par André Theuriet



Durant six ans, la paix sembla régner dans le ménage, mais ce fut une paix armée et boiteuse. Les deux partis restaient sur la défensive, se ménageant seulement à cause du petit Charles-Félix, qui grandissait et commençait à tout comprendre. Mme de Lochères n’avait rien oublié ; les frasques de Turin lui donnaient barre sur son mari et, dans le tête-à-tête, elle ne pouvait se tenir de les lui rappeler d’une façon très âpre. Elle ne savait point pardonner. Vital, de son côté, ne paraissait point soucieux d’obtenir son pardon. Dans l’intervalle, la mort du vieux M. de Lochères l’avait fait hériter d’une cinquantaine de mille francs de rente, et, se sentant indépendant, il supportait avec moins de patience l’intolérable ennui de la vie commune. Un certain soir, on apprit que Vital de Lochères était parti pour l’Italie en compagnie d’une belle dame avec laquelle il s’était lié intimement à Aix. Cette fois le scandale était public ; Mme de Lochères, exaspérée, demanda le divorce. A raison des torts incontestables du mari, les juges de Chambéry prononcèrent la rupture du lien conjugal et n’hésitèrent pas à confier la garde de l’enfant à la mère, autorisant seulement le père à le voir une fois par mois, dans une maison tierce. Vital n’eut même pas la pensée de faire appel du jugement ; il se trouvait allégé et bénissait la sentence qui le délivrait d’une épouse intolérante et hargneuse. L’enfant seul lui tenait au cœur. Aussi s’empressa-t-il de notifier à Mme de Lochères qu’il entendait user régulièrement du droit à lui conféré par les juges. Mais, dès les premières visites, il s’aperçut qu’on avait dressé Charles-Félix à le haïr. A ses caresses, ce garçonnet de douze ans opposait une froideur et un mutisme qui le navrèrent. Après plusieurs tentatives infructueuses pour vaincre les répugnances et l’hostilité de Félix, il s’exaspéra à son tour, renonça à les renouveler et s’efforça d’oublier cet enfant qui était devenu un ennemi.
Alors il arracha violemment de son esprit tout ce qui pouvait lui rappeler treize années d’oppression et de tortures conjugales. Volontiers, il les eût mises en tas et incinérées comme un jardinier brûle de mauvaises herbes. Pour mieux les abolir, il changea de milieu et s’installa à Nice. Là, parmi les fleurs, sous ce ciel d’un bleu de velours qui verse avec l’éclatante lumière une griserie de sensualité à tous les hôtes de la côte d’Azur, il lui sembla que sa jeunesse commençait seulement, et il se lança avec une fougue nouvelle dans une ardente course au plaisir. Il expérimenta toutes les voluptés, tous les raffinements que les oisifs ont inventés pour s’abstenir de songer aux choses douloureuses de la vie. Les déboires de ses années de mariage l’avaient rendu prudent. Il tenait en bride sa sensibilité et se gardait de rien mettre de son cœur dans les brèves liaisons qu’il nouait avec des créatures aussi faciles qu’aimables. Il atteignait ainsi et dépassait la quarantaine sans encombre, quand brusquement il se laissa toucher, bien plus profondément qu’il n’eût voulu, par une jolie fille dont il s’était amouraché, une nuit de carnaval.
Devant le feu de hêtre à demi consumé, en ce vieux logis paternel de la Harazée, Vital repensait encore avec un arrière-goût de volupté amère à la salle du Restaurant Français où il s’était trouvé avec cette fille, au sortir d’une redoute du casino.
Au fond des braises du foyer, il revoyait les habitués de ce restaurant ; jeunes viveurs très à la mode, horizontales haut cotées, mêlées à quelques excentriques femmes du mondes venues là en curieuses. La plupart des assistants s’étaient démasqués, mais gardaient leurs fantaisistes costumes mi-partie blancs et rouges. A la réveillante lumière des lampes électriques, les satins écarlates et les brocarts argentés chatoyaient comme des étoiles mouillées sur lesquelles court un rai de soleil ; les rivières et les colliers de perles luisaient sur des épaules nues. Tandis qu’un orchestre de mandolistes jouait alternativement des valses viennoises et des airs napolitains, soupeurs et soupeuses dégustaient des viandes froides, buvaient du champagne et s’interpellaient bruyamment, cyniquement. A la fin, on poussa les tables contre les murs et, dans l’espace laissé libre, quelques couples commencèrent à valser. Puis, comme la musique grêle des mandolines attaquait les premières mesures d’une danse espagnole, des voix s’écrièrent : « Louisette, à ton tour ! » Et Vital vit surgir une fille de vingt ans, simplement vêtue d’une légère robe blanche garnie de rubans rouges ; svelte, élégante, la taille bien cambrée, avec un visage quasi virginal, éclairé par deux grands yeux bleus d’ingénue. Elle souleva sa jupe entre ses doigts et commença une malaguena. Elle dansait légèrement, gaiement, avec une souplesse et une élégance rares ; ses mouvements vifs ou alanguis avaient je ne sais quoi de passionné et de réservé à la fois. La grâce chaste et voluptueuses de sa danse, la piquante ingénuité de sa tête de vierge remuèrent étrangement Vital ; il resta longtemps sous le charme et, happé par un désir, il alla complimenter la danseuse avec une chaleur émue qui en disait long. Bref, il quitta le restaurant en compagnie de Louisette et elle devint sa maîtresse. Pour la première fois, il se sentait tendrement et sérieusement épris. La liaison durait depuis cinq ans, lorsqu’un jour, rentrant à l’improviste, il trouva Louisette en train de le tromper avec un ignoble cabotin.

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