Parlons un peu de Goethe.
Il n’est pas question ici de faire une biographie, même sommaire, de cet illustre écrivain né en 1749 dans un milieu aisé.
Son titre de « plus grand écrivain de langue allemande » il le doit à des œuvres éternelles, le roman « Les souffrances du jeune Werther », la pièce de théâtre « Faust » et de magnifiques poèmes. Son génie le porta vers d’autres domaines, la biologie, l’optique, la géologie, le dessin.
Homme de grande culture, parlant plusieurs langues, réfléchi, pondéré, il incarne ce siècle des lumières avide de connaissances.
Mais c’est aussi un grand bourgeois (avant d’être anobli en 1782), qui accepte les honneurs quitte à devenir un homme de cour.
Aussi peut-on être étonné de le voir chevauchant aux côtés des troupes alliées lors de cette « campagne de France » qui le mènera en Argonne et qu’il a relaté dans ses mémoires.
Le duc de Saxe Weimar et Goethe.
En ces temps là, l’Allemagne n’existait pas. Le territoire était morcelé en duchés et principautés sous l’influence de la Prusse. Goethe s’était installé en 1775 dans le duché de Weimar, petit par sa taille mais important pour son rayonnement intellectuel. Charles-Auguste devint duc à l’âge de six mois au décès de son père. Goethe va se nouer d’amitié avec le duc de quatre ans son aîné après un séjour en Italie. Il deviendra son ministre et son conseiller.
En route pour Paris.
1792. La Révolution est en marche. Le pouvoir de Louis XVI s’est évanoui. Les députés le poussent à déclarer la guerre au Roi de Bohême et de Hongrie. La Prusse, fidèle alliée du Roi de Bohême, envahit la France en août, espérant pouvoir rétablir Louis XVI sur le trône. Charles-Auguste prend la tête de son régiment prussien et exige que Goethe l’accompagne. Goethe ne peut refuser cette invitation pressante alors qu’il aurait préféré rester à Weimar près de sa compagne et de son enfant de trois ans.
Avant l’Argonne.
Goethe part tardivement de Mayence pour rejoindre les troupes à Brocourt près de Longwy. Tout au long de son périple il sera très soucieux de son confort. Il voyage en voiture, accompagné d’un domestique et s’efforcera, le plus souvent possible de faire bonne table.
Retrouvons-le à Verdun lors du siège de la ville où, après le bombardement, la ville se rend. Beaurepaire, l’officier qui commandait la défense ne supporte ni la défaite ni l’accueil bon enfant fait à l’ennemi. Il se suicide. Son corps sera porté à Sainte-Ménehould où il est enterré contre le portail de l’église du Château. On peut regretter que l’endroit ne soit pas signalé par une plaque commémorative.
Goethe va festoyer, dégustant gigot arrosé d’un vin de Bar. « Des filles alertes et vives nous servirent comme elles avaient servi, les jours précédents, leur garnison ».
Et voilà Goethe en Argonne.
On peut compter sur lui pour décrire avec grande précision le mouvement des troupes, les attaques et les ripostes. Mais là ne s’arrête pas son intérêt. Sa soif de connaissance éclectique l’amène à s’intéresser aux paysages, aux habitations et aux mœurs des habitants. C’est à cet aspect du récit que nous allons nous intéresser.
- On arrive à Grandpré et Goethe devient géographe :
« Franchissant des collines, longeant des vallées, côtoyant des vignes, nous arrivâmes dans un pays plus ouvert, et nous vîmes dans une gracieuse vallée de l’Aire le château de Grandpré, très bien situé sur une éminence, à l’endroit même où l’Aire court à l’occident entre des collines pour se réunir de l’autre côté de la montagne avec l’Aisne, dont les eaux, coulant toujours à l’ouest, puis mêlées à celles de l’Oise, se versent enfin dans la Seine ».
Il souligne là comment l’Argonne oblige Aisne et Aire à s’orienter au nord pour pouvoir mener leurs eaux vers la mer.
- Goethe traverse l’Aisne et campe à Vaux-lès-Mouron :
« Nous étions dans cette Champagne de fâcheux renom, mais le pays n’avait pas si mauvaise apparence. Sur l’autre bord de la rivière s’étalaient des vignes bien tenues ; dans les villages et les granges qu’on visitait, on trouvait assez de nourriture pour les hommes et les chevaux ».
- L’auteur découvre avec plaisir des paysages qu’il juge agréables mais il n’en sera pas toujours ainsi. Le 19, les troupes reçoivent l’ordre de marcher sur Massiges en remontant la rive de l’Aisne puis de côtoyer le ruisseau de la Tourbe « qui arrose la plus triste vallée du monde entre collines basses, sans arbres et sans buissons ». « Nous marchâmes de la sorte jusqu’à Somme-Tourbe ». Et là, on s’installe, on pille, on ripaille. Goethe descend dans une cave « nous trouvons plusieurs tonneaux et des bouteilles casées dans le sable. Je pris deux bouteilles de chaque main et les cachai sous mon manteau ».
- Les troupes qu’accompagne Goethe vont prendre position près de Valmy :
« Nous avançâmes à travers des champs et des collines sans arbres ni buissons, seulement on voyait à gauche, dans le lointain, la forêt d’Argonne. Bientôt nous vîmes une allée de peupliers, de belle venue et bien entretenus, qui coupait notre route. C’était la chaussée de Châlons à Sainte-Ménehould ».
Là, en haut de la côte de la Lune, il observa la bataille dont il donnera une description fidèle.
Il faut quitter l’Argonne.
Puis vint l’heure des négociations. Après avoir prononcé la phrase mémorable (c’est ce qu’il prétend) il va accompagner les troupes qui abandonnent l’idée de libérer Louis XVI et retournent au bercail. Le quartier général est porté à Hans. Puis on reprend le chemin emprunté quelques jours plus tôt. Goethe est étonné par l’impression qui se dégage des villages et des habitants rencontrés, loin de l’image sinistre colportée par les émigrés :
« Je ne dois pas négliger de faire ici une observation. Nous étions arrivés par le plus mauvais temps dans un pays qui n’est pas favorisé de la nature, mais qui nourrit pourtant sa population clair-semée, laborieuse, amie de l’ordre et contente de peu. Des contrées plus riches et plus illustres peuvent dédaigner celle-ci ; pour moi, je n’y ai trouvé ni vermine ni pouillis. Les maisons sont construites en maçonnerie et couvertes en tuiles, et partout règne une assez grande activité ».
Le voici faisant halte à Saint-Jean-Sur-Tourbe, puis c’est Laval, Varge-Moulin, Rouvroy, Vaux-lès-Mouron. Il est hébergé dans diverses maisons. Il nous donne une description d’une maison de village dont je ne connais pas son égal dans les récits français :
"On n’entrait pas immédiatement de la rue dans la maison : on se trouvait dans un petit espace ouvert, carré ; de là, on arrivait par la véritable porte de la maison dans une chambre spacieuse, haute, destinée à la famille ; elle était carrelée de briques ; à gauche, contre la longue muraille, un foyer adossé au mur et reposant sur la terre ; le conduit qui absorbait la fumée surplombait. On voyait que la place de chacun était réglée définitivement. A droite, près du feu, un haut coffret à couvercle, qui servait aussi de siège. Il renfermait le sel, dont la provision devait être gardée dans un lieu sec. C’était la place d’honneur, qu’on offrait d’abord à l’étranger le plus marquant ; les autres arrivants s’asseyaient sur des sièges de bois avec les gens de la maison. Pour la première fois je pus observer là exactement le pot-au-feu national. Une grande marmite de fer était suspendue à un crochet, qu’on pouvait élever et abaisser un moyen d’une crémaillère ; dans la marmite se trouvait déjà une bonne pièce de bœuf avec l’eau et le sel. On y ajouta des carottes, des navets, des poireaux, des choux et autres légumes.
Tous les ustensiles étaient brillants de propreté et rangés en bon ordre ; une servante ou une sœur de la maison soignait tout parfaitement. La mère de famille était assise près du feu, tenant un petit garçon sur ses genoux ; deux petites filles se pressaient contre elle. On mit la table, on posa dessus une grande écuelle de terre, dans laquelle on jeta du pain blanc coupé en petites tranches ; le bouillon chaud fut versé dessus, et l’on nous souhaita bon appétit. Après quoi, on nous servit la viande et les légumes, qui s’étaient trouvés cuits en même temps, et toute personne aurait pu se contenter de cette simple cuisine".
Trois ans plus tôt Arthur Youg, agronome anglais, voyage en France et nous livre dans son récit des informations intéressantes sur la campagne française. A une autre échelle, parallèlement au récit d’une expédition militaire, Goethe adopte une démarche analogue qui confirme la multiplicité de ses talents.
François Duboisy