Dès la fin de la guerre, il fallait de la main-d’œuvre et un grand nombre de prisonniers allemands ont été mis à la disposition des fermes. Un matin, je suis allé avec mon père au quartier Valmy à Sainte Ménehould où ils étaient logés. Quelle misère que de les voir tous aligniés dans la cour de la caserne avec ce « P.G. » (Prisonnier de guerre)
peint dans le dos ! Quelle humiliation d’être choisi tel du bétail ! Bien sûr, ils avaient perdu la guerre. Mais l’avaient-ils voulue ? Pour la plupart je ne crois pas. S’arrêtant devant un homme d’un âge certain, mon père lui demanda par gestes s’il savait traire les vaches, à la main bien sûr’ « Ya ! Ya ! » répondit-il, trop heureux qu’il était de se retrouver dans une ferme. C’était un bon père de famille qui s’appelait Karl et qui avait des enfants de mon âge. Evidemment, il ne savait pas traire...
La communication n’était pas facile mais on arrivait quand même à se comprendre. Il disait souvent : « Ah ! Hitler, gross filou ! ». Nous ne l’avons jamais obligé à porter ce dégradant P.G. J’allais souvent le voir dans sa chambre. Il m’a appris à jouer de la flûte à bec et nous échangions quelques phrases dans notre langue. Il espérait vite repartir chez lui et revoir sa famille. Comme il était de santé fragile, il n’est pas resté très longtemps et a été rapatrié sanitaire.
Un second prisonnier est arrivé mais j’en ai peu de souvenirs. Il était plus jeune et très cultivé. Il fredonnait des airs d’opéra et nous montrait comment se tenir dans le grand monde ce qui faisait bien rire mes parents. En attendant. lui disait mon père, allons donc traire et soigner les vaches !...
Je me souviens d’un détail particulièrement savoureux, Il était pratiquement impossible d’avoir l’heure exacte au moulin. Mon père vivait avec le soleil. Levé de bon matin, il se couchait tôt. Quand il s’est agi, dès 1941, d’avancer les pendules d’une heure, c’est à dire de vivre à l’heure allemande. il s’y est totalement opposé. « Personne ne fera avancer le soleil plus vite », disait-il. Le réveil qui trônait sur la cheminée donnait donc la vieille heure comme on disait alors. Excédée, ma mère mit un jour un second réveil, imaginez le casse-tête quand l’un et l’autre avançait ou retardait !...
Laissez-moi vous raconter aussi cette anecdote amusante. Près de la ferme, sur la route de Châtrices, vivait alors un vieil ermite : le « Victor Cher ». Tous les gamins en avaient peur et personne n’osait trop l’approcher car il n’était pas facile. Il faut dire qu’il avait un petit penchant pour la dive bouteille. Mon père allait de temps en temps lui rendre visite. Un jour que je l’accompagnai, nous constatâmes que son poulailler était en effervescence. Mais quelle ne fut pas notre stupeur en voyant un coq, bien vivant. courant et caquetant comme un perdu... plumé sur toute une moitié !... Le Victor nous expliqua que c’était pour le punir car il en avait assez d’être réveillé aux aurores !... Cette histoire et bien d’autres alimentaient les soirées d’hiver.
Toutes ces années de guerre, d’occupation, de malheurs parfois furent également mes premières années d’école. Là aussi c’était « dur ». A Villers il y avait deux classes et les maîtres n’étaient pas tendres. Les retenues, les devoirs supplémentaires, même le pain sec et les punitions corporelles n’étaient pas rares. Il était inutile de se plaindre auprès des parents qui abondaient toujours dans le sens des instituteurs. Je me souviens qu’au début de l’été nous allions ramasser les doryphores dans les champs de pommes de terre. Nous les mettions dans de grandes boîtes et le maître les faisait brûler dans le poêle à bois.
A la fin de ma scolarité élémentaire, grâce à l’instituteur, j’ai eu la chance d’être envoyé au collège de Sainte-Ménehould. Ce n’était pas le sort de tous les élèves. La plupart d’entre eux sont allés tout de suite dans le inonde du travail.
Dans ma tendre enfance, j’étais de santé fragile. Je crois avoir attrapé toutes les maladies infantiles possibles. Je me souviens plus particulièrement de la scarlatine. Je suis resté quarante jours sans aller à l’école. Les médecins avaient alors peu de médicaments à leur disposition. On m’a soigné avec des citrons que mes parents avaient réussi à acheter à Sainte-Ménehould. C’est ce qui m’a sauvé. Dès les premiers froids, ma mère m’enveloppait dans de nombreux pulls. Pour aller à l’école, elle m’avait tricoté de grandes chaussettes qui arrivaient bien au-dessus des genoux. Je m’empressais de les redescendre dès que j’avais franchi le sommet de la côte afin de ne pas ressembler aux filles. Comme les autres enfants, je portais des « galoches ». C’étaient des chaussures à semelles de bois Les réparations étaient fréquentes.
Je jouais peu avec les enfants du village. Mes parents ne me laissaient pas monter la côte. Je me sauvais bien de temps en temps mais au retour je recevais quelques baffes bien ajustées. Avec les copains qui venaient plutôt à la maison, nous descendions la côte avec des « guindes ». C’étaient de petits chariots à quatre roues que l’on dirigeait avec les pieds. Quelles courses nous avons faites, mais quelles chutes aussi !
Pendant les vacances, nous avions la visite des cousins de Dijon qui venaient passer deux ou trois semaines avec nous. Jean avait mon âge, François était un peu plus jeune. L’oncle Pierre était un pêcheur acharné et nous le suivions partout mais il ne donnait ses secrets qu’avec parcimonie. Il était aussi un peu apiculteur et nous l’aidions à la récolte du miel. Les cousins égayaient ma solitude et leur départ était toujours un crève-cœur.