Si le téléphone en milieu rural est quelquefois arrivé avant l’électricité, son utilisation en était limitée à l’existence dans chaque village d’un poste public. Il fallait donc se rendre à la cabine téléphonique (située chez un particulier) et là encore, pas si simple, un préavis d’appel était enregistré, indiquant le jour et l’heure de la communication avec votre correspondant, ou inversement si vous deviez recevoir un appel. Mais ce qui était encore le plus embarrassant était sans doute de parler dans ce drôle d’appareil que beaucoup de personnes n’avaient jamais vu ni utilisé. Voilà donc l’aventure arrivée à Sidonie, toute désemparée de devoir se déplacer à la cabine téléphonique.
Sidonie : « J’suis encore toute apentée (retournée). V’la t’y pas que samedi matin, j’épluchais tout bêtement not’soupe, en causant avec la voisine ; on toque à not’porte. »Entrez !" que j’dis ; c’est la gamine de la cabine qui m’tend un papier bleu.
- Une dépêche ! que m’dit la Félicie ; mon Dieu quoi qui peut bien y avoir d’arrivé dans vot’famille ?
- Vous me croirez si vous voulez, je tremblais comme une feuille pire que not’défunt curé qu’était si vieux. J’ouvre la dépêche : c’était le Tintin, l’homme de la Nénette, qui voulait me téléphoner à dix heures trente-cinq.

- Ne vous affolez pas tant que m’dit la Félicie ; n’est enco que trois quarts pour dix heures.
- Oui, mais comment que j’vas faire ; je ne m’as jamais servi de c’tengin là. Si seulement le Bébert était là, mais il est au bois, fagoter not’portion. Les hommes ça sait enco toujours mieux que les femmes.
- C’est bun, que m’dit la Félicie, ne vous tournez pas comme ça, la femme qui tient la cabine vous dira comment qu’i faut faire.
Me v’la partie, j’ai attendu, attendu et not’soupe qui n’était pas épluchée. V’la tout d’un coup que ça s’met à sonner comme un vélo.
- Prenez les deux machins-là, que m’dit la femme, mettez-les à vos oreilles et puis vous causez comme avec moi dans le p’tiot entonnoir. Dites allô.
- A l’eau ! que j’répunds.
- C’est vous marraine ?
- Pour sûr que c’est moi, qui dunc que vous êtes ?
- Tintin, le mari de Nénette.
- Oh ! mais oui que j’répunds, que j’suis dun bête, je reconnais vot’voix. Où que vous êtes dun, que j’vous entends si bien ?
- Ici ; il faudrait que vous veniez chez nous, Sylvette vous réclame, elle est malade. J’irai vous chercher dans l’après-midi en auto.
- En v’la bien une sévère, que j’reprends, et not’soupe qui n’est pas épluchée, et le Bébert qui fagote toujours au bois.
Mais j’avais beau dire et m’égosiller, le Tintin ne m’entendait pas, il avait foutu son camp. Qué saprée mécanique que ce téléphone-là, ce n’est pas plus gros que not’moulin à café et ça vous cause comme père et mère !
Jean Pierre Vuillaume