Chaque homme portera dans son sac une chemise, une paire de guêtres blanches, une paire de souliers neufs, une culotte de tricot, une paire de bas, des brosses, vergettes, sacs à poudre
Ah ! Ce fusil ! Vous dire le jour de mon premier baptême du feu, je ne le sais plus Mais en décembre, après des escarmouches et de longues marches en Forêt-Noire, nous nous trouvons sur la rive gauche du Danube. Le trois décembre (1800) à quatre heures du matin, par un froid glacial et sous la neige, la division Richepanse prend position sur le plateau.
Les soldats du 27e, entraînés par le citoyen Lefranc se lancent à l’assaut
et font éclater les rangs des Autrichiens ennemis. La brigade Drouet et la cavalerie de Ney achevèrent la déroute.
Cette belle victoire s’appelle Hohenlinden. J’en étais. D’ailleurs Lefranc recevra un sabre du premier consul. Des anciens, revenant du sud, nous avaient raconté l’exploit de Bonaparte au pont d’Arcole.
A Lambach, sur la rivière Traum, le citoyen caporal Devonton franchit le pont avec son escouade, s’empare d’une pièce de canon et fait prisonnier les servants. Lui aussi recevra un sabre d’honneur du premier consul.
La victoire assurée, notre régiment va traverser trois années plus tranquilles. Les marches succèdent aux marches en pleine montagne, pendant la campagne d’Helvétie.
Nous sommes toujours les « bataillons de la misère ». Si l’on avait amélioré le matériel, les provisions, l’artillerie, nous n’avions pas d’effets de campement, ni bâches, ni gamelles, ni marmites et les convois manquent de chevaux il faut suppléer sans cesse. Le vingt mai mil huit cent quatre, notre régiment campe dans le nord de la France à Saint-Josse-sur-la-Canche. C’est le jour où notre Premier consul prend le titre d’Empereur.
Cent mille hommes, j’en étais, réunis entre Saint-Omer et Montreuil eurent la joie le 15 août, jour de sa fête, de voir l’Empereur remettre les premières légions d’honneur.
Le 5 décembre 1804, à Paris, notre colonel, le colonel Bardet, avait pris place avec les enseignes du 27e sur les degrés d’un trône dominant le champ de Mars. Et lorsque l’Empereur eut prononcé devant les délégations de l’armée la formule du serment, il répondit au nom du régiment devant ses aigles : « Nous le jurons ».
Quel enthousiasme dans nos rangs ! C’est avec ces aigles que nous fîmes campagne dans toute l’Europe.
En l’an 1804, nous faisions partie de l’armée des Côtes et nous attendions les bateaux qui devaient nous permettre d’envahir « la perfide Albion ». Ils ne vinrent pas. Le vingt-six août 1804, sur un ordre supérieur, l’énorme masse du 6e corps s’ébranle. L’Empereur avait décidé notre marche de vingt-six jours coupée par les étapes de Péronne, Reims, Saint-Dizier, Lunéville. A Saint-Dizier je me trouvais à dix lieues de Charmontois-l ’Abbé mais il n’était pas question de quitter le convoi. Début octobre nous campions à Lauterbourg. En 1805 nous opérions en Autriche en occupant le terrain. Nos formations éparpillées se bornaient à l’école du peloton et nos officiers semblaient occupés par le charme des belles Autrichiennes. Nous étions logés et nourris au frais de l’habitant, en abusant bien souvent de la bonne volonté : ce qu’on n’obtient pas de gré, on le prend de force. C’est la loi du grognard devenu soudard. 1805 se passa sans que nous puissions participer à la belle bataille d’Austerlitz, tant nous étions occupés avec les suites de la capitulation d’Ulm où notre régiment s’était distingué.
Tenez, pendant l’attaque du fort de Charnitz,
notre général, le général Marcognet, commandant la première brigade, ne manquait pas d’originalité : il ordonna au tambour de rester près de lui avec une tête de chou au bout d’une perche et de l’abattre s’il était tué. Avec de tels chefs, l’année 1806 allait encore nous réserver de plus grandes victoires. D’abord, par un décret de l’empereur, notre équipement fut changé. Le port de l’habit blanc fut suspendu, nous reprenions l’habit bleu mais faute d’habits, nous gardons l’ancien jusqu’à usure complète.
Les grenadiers et fusiliers portent le collet rouge et les voltigeurs le collet chamois. Mais la plus belle pièce c’était le shako, qui remplaçait le feutre. Il était tout en cuir orné d’aigrettes, cordon et plaque avec le numéro du corps. Ah ! Qu’il était beau ce shako qui pouvait même servir d’armoire !...
Début 1806 nous traversons la Bavière, gagnons la Prusse pour camper en septembre sur un plateau face à la ville d’Iéna. Nous faisons une marche de nuit très pénible et prenons position dans le brouillard. Le « petit caporal » avait mis là tout son art des batailles. Nous étions fourbus après une marche, vous m’entendez, de soixante-trois kilomètres Pour lui ! Comme on dit en Argonne « quand on aime, on n’r’garde pas aux kilomètres ».
A 10 heures le brouillard se déchira et le soleil, plus beau qu’à Austerlitz, nous montra l’ampleur de la bataille. Nos carrés, le 27e bien sûr, résistent aux charges des Prussiens. La cavalerie de Murat, chevaux blancs d’écume et tirant la langue, alliée aux divisions de Ney, culbutent les Prussiens. C’est la défaite totale de la plus belle armée de parade d’Europe. Le 27e cette fois en était.
Nous laissions bien des misères : onze cents tués et trois mille blessés qui moururent dans des hôpitaux de fortune. Un témoin, Frezenzac raconte : « Dans cet amas de blessés entassés les uns sur les autres, mal soignés, mal pansés, mal couchés, à peine nourris, le typhus apparaît. En quelques jours la mort laisse des vides affreux C’est cela la mauvaise face d’une grande victoire ». Pour les survivants ce fut la grande fête. Ah ! Ces Prussiens qui nous avaient tant fait souffrir à Valmy, nous les tenions !... C’est en fouillant un de leurs officiers mis à terre que je découvris quelques jaunets bien français. C’était une belle revanche et je les enfouis au fond de mon shako. Bien malin qui les trouverait. Une section partie dans la ville nous ramena des vivres, du vin et quelques bouteilles de schnaps. Après la misère, c’était l’abondance.
Fin 1806, c’est la poursuite. Début 1807 les marches succèdent aux marches Après le difficile passage de la Vistule, nous arrivons en Poméranie, un paysage désolé et terrible. En plein hiver, le 27e campa dans des hameaux disséminés autour d’Eylau. Notre régiment n’avait reçu aucune distribution depuis huit jours. Nous en étions réduits à déterrer les légumes oubliés dans les champs couverts de neige et à faire fondre la glace.
C’est à la chute du jour seulement que notre régiment put participer à cette terrible bataille. Jusqu’à onze heures du soir, on se massacra dans le fameux cimetière pris et repris trois fois. Les grenadiers russes se font tuer et une fois morts, il faut les pousser pour les faire tomber Ami ou ennemi, comment s’y reconnaître ? Un long silence C’est dans cette horrible nuit qu’Augustin est fait prisonnier. Le matin, hébété, il se retrouve au milieu des Russes et voit l’affreux carnage : les champs couverts de morts, la neige rougie de sang, il entend la longue plainte des blessés auxquels nul ne peut porter secours. Il s’étonne de se sentir vivant dans ce chaos. A coup de crosse, les Russes grommelant dans leur langue de hache-paille éloignent les prisonniers pour mieux les garder en forêt.
Comment Augustin Tollitte, prisonnier des Russes, se débrouilla-t-il ? Personne ne le saura jamais. Car, à ce moment-là, il interrompait son récit et restait songeur. N’avait-il pas entendu lui-même Napoléon interroger devant lui un officier, après la bataille d’Iéna « Combien de prisonniers ? “ Aucun ! “ J’aime : tuer ou se faire tuer » c’est à ces phrases brèves et sans réplique que songeait Augustin. S’évada-t-il au moment des chaleurs tropicales de l’été ou fût-il simplement « rendu » à son régiment en échange des prisonniers russes après la Paix de Tilsitt ?...
Dans un rapport, le général Marchand, commandant le 6e corps note que tous les prisonniers qui ne sont pas morts de blessures ou de maladies sont rentrés. Le rapport ajoute que « le soldat est en bonne santé ». Les régiments n’ont jamais été si bien habillés. La chaussure et le petit équipement sont très satisfaisants. On fait distribuer des fusils à ceux qui l’avaient laissé sur le champ de bataille.
C’est en Sibérie que le 27e passe ses cantonnements où chacun profite de l’hospitalité plus ou moins spontanée pour se refaire une santé. Mais un ordre de marche pour Mayence parvient le 25 août. Et la longue marche reprend.
Dans la grande parade du 19 septembre, l’Empereur prononce devant l’avant-garde du 6ecorps ces paroles célèbres : « Soldats ! Après avoir triomphé sur les bords du Danube et de la Vistule, vous avez
traversé l’Allemagne à marches forcées. Je vous fais aujourd’hui traverser la France sans vous donner un moment de repos. Soldats ! J’ai besoin de vous ! La présence hideuse du léopard souille les continents d’Espagne et du Portugal. Qu’à votre aspect, il tire épouvante ! Portons nos aigles triomphants jusqu’aux colonnes d’Hercule. Là aussi, nous avons des outrages à venger ! »
Le pauvre Augustin ne savait pas où se trouvaient les colonnes d’Hercule. Mais il avait compris qu’il allait encore marcher, marcher C’est en Espagne que l’aigle du 27e devait suivre nos trois premiers bataillons pour assister à la dernière et à la plus sanglante partie de l’épopée impériale.
A ce moment, Augustin s’interrompt. Un long silence suit Dans sa tête dansent les souvenirs, les prodiges d’énergie et de vaillance de tous ces braves pendant cette guerre au couteau, longue de six années que l’histoire, la grande taira. Il le sait, lui, l’ancien partisan en terre d’Argonne devenu l’envahisseur face aux guérilleros paysans espagnols. Il sait, mais il ne peut tout raconter, ce serait par moments trop pénible à entendre. Il se reprend Notre longue traversée de l’Espagne en marche vers le Portugal par suite de la fuite des Anglais, dans un pays dévasté, l’hiver dans les montages des Asturies, fut un calvaire pour les troupes fatiguées par les précédentes campagnes. Nous arrivons exténués à la Corogne tout à la pointe, face à l’océan Atlantique. La tempête a empêché les Anglais de s’embarquer. Alors, ils se battent avec l’énergie du désespoir. C’est au cours de cette bataille où nous tenions face aux Anglais avec une ardeur farouche que j’ai gagné mon grade de caporal. Par contre, vous dire notre misère pendant l’année 1810 ne manque pas de sel, comme on dit chez nous. Des compagnies de mulets de bât portant des réserves d’habillement et de nourriture étaient attaquées, les ballots mouillés arrivaient en piteux état. Au cours d’une escarmouche, nous avons laissé échapper des troupeaux de bœufs avec leurs gardiens que nous venions tout juste de razzier. C’est ça la guérilla L’état-major, lui, nous appelle les « régiments employés en Espagne ».