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60 ans séparent ces deux photos
Beaulieu-en-Argonne est un joli petit village, situé en Meuse mais à seulement une vingtaine de kilomètres de Sainte-Ménehould. Perché sur un promontoire, il surplombe les plaines du Barrois et de la Champagne. Il n’a que 37 habitants, mais il est particulièrement animé les dimanches. De nombreux promeneurs aiment se balader dans la rue principale. Les habitants et la commune ont su mettre en valeur leur patrimoine. En 1994, Beaulieu a reçu le prix européen des villages fleuris. Depuis cette date, c’est toujours un plaisir pour les yeux que de s’y promener. Une crêperie, un restaurant permettent de passer un agréable moment et, dans la galerie d’art de Caroline Grisolet on peut admirer des œuvres d’artistes : peintres, céramistes, sculpteurs ou vitriers.
Beaulieu fut fondé en 642 par un moine d’origine irlandaise, Rouin (Rodingus)..
Le village porte alors le nom de Vasloge. Avec l’aide de Paul, évêque de Verdun, Rouin construit un monastère. Les moines partagent leurs journées entre la prière, l’étude et le travail. Au cours d’un voyage à Rome, Rouin ramène une relique de St Maurice sous la protection duquel il place l’abbaye. (Elle est encore exposée dans l’église). Celle-ci devient rapidement florissante. Son territoire s’agrandit grâce à des donations diverses, son effectif augmente. A la fin de sa vie, Rouin désire retrouver la solitude et se retire dans un ermitage en pleine forêt.
Puis, pendant les trois siècles qui suivent, Valosge et son abbaye vont subir l’invasion des Normands qui remontent le cours de la Meuse, celle des Hongrois en 919 et les luttes entre différents seigneurs. Mais elle survécut. En 1026, Richard, moine de l’abbaye saint Vanne de Verdun est placé à la tête de Valosges. La tâche est rude. Il est chargé de reconstruire l’abbaye et de rétablir l’ordre de Saint Benoît. C’est à ce moment que le village prend le nom de Beaulieu.
Mais l’abbaye traverse bien vite de nouvelles tempêtes. L’abbé a des démêlés avec les comtes de Bar. Les soldats de « la guerre de cent ans », n’étant pas payés, pillent, brûlent rançonnent. Le comte de Bar en profite pour se venger du couvent. En 1401, des brigands prennent l’abbaye en escaladant ses murs et la pillent. Le monastère tombe dans la plus déplorable décadence. Suit une période de paix, le nouvel abbé ramène l’ordre à Beaulieu. A partir de 1507, l’abbé responsable d’une abbaye, n’est plus élu par les moines mais choisi par le roi. C’est le régime de « la commende ». L’abbé d’alors se brouille avec François Ier qui fait assiéger Beaulieu. Le village est brûlé, l’abbaye saccagée. Que de malheurs et ce n’est pas terminé. Au cours des guerres de religion, elle est deux fois pillée et brûlée par les Huguenots. Puis c’est la guerre de trente ans et de nouveaux désastres ! A chaque fois, on reconstruit les bâtiments. Puis en 1790, l’assemblée constituante s’empare des biens immenses que le clergé et les communautés religieuses ont amassé et fait fructifier. Les terres et les fermes sont vendues, les bois deviennent domaines de l’état. Les édifices sont démolis. Il ne reste malheureusement que quelques vestiges : un morceau du mur de fondation de l’ancien monastère, fait de pierres et de briques, quelques bâtiments « des communs » de l’abbaye et à l’église paroissiale, les reliques de St Rouin et St Maurice, cachées chez les habitants pendant la révolution.
C’est la forêt qui, très longtemps, a donné du travail aux habitants du village. Les bûcherons ont fourni le bois aux verreries et aux faïenceries de la région jusqu’à leur extinction entre 1840-1860. La mise en place de la voie ferrée Châlons-Verdun relance l’exploitation avec la fabrication de traverses. Après l’ouverture de la ligne, la forêt fournit « des bois de mine » pour la Lorraine. Ceux qui ne sont pas bûcherons se font rémouleurs, fondeurs d’étain dont la vaisselle a été supplantée par la faïence, étameurs qui remettent à neuf la vaisselle de fer blanc. Ces hommes partaient sur les routes fin février et ne rentraient qu’à l’approche de l’hiver.
Et le pressoir qui est l’attraction du village ? Il a survécu aux pillages, aux incendies, à la destruction ! Il est toujours là, dans les communs de l’abbaye. Ce remarquable pressoir du XIIIème siècle est une pièce unique en Europe et classé monument historique. Il a cessé de fonctionner en 1900. Beaulieu possédait deux pressoirs de ce type. L’un fut détruit en 1900, le second, vendu à un menuisier, aurait subi le même sort sans l’intervention de Mme Poincaré. Apprenant par l’institutrice de la démolition imminente du pressoir, elle usa de son influence pour empêcher cette destruction.
Ce type de pressoir à arbre et contrepoids est très différent des pressoirs à vis que l’on rencontre partout. Il est d’origine romaine. Son système consiste à soulever ou à abaisser, suivant le cas, grâce à la manœuvre d’une vis, un contrepoids suspendu à un arbre. L’arbre supérieur du pressoir est d’une seule pièce : il mesure onze mètres pour un diamètre de trente-cinq centimètres. La masse totale qui pesait sur le raisin était de plusieurs tonnes. L’ensemble du pressoir qui pèse plus de trente tonnes est entièrement en chêne (à l’exception de la vis). Il est entièrement chevillé et taillé avec une hache en silex.
Lorsque le raisin était bon à vendanger, on travaillait jour et nuit à Beaulieu. Sur l’aire du pressoir, utilisé uniquement pour le raisin, on déposait une couche de paille de seigle puis du raisin sur 15 à 20 centimètres de haut, un nouveau lit de paille du raisin et ainsi de suite. Un plateau de bois était disposé sur la dernière couche de paille recouvrant environ trois tonnes de raisin. Il fallait alors quatre hommes pour faire fonctionner le pressoir. Les cuveaux recueillaient les 1600 litres de jus qui jaillissaient. Et ainsi durant les quelques semaines que duraient les vendanges.
Il y avait donc beaucoup de vignes à Beaulieu et dans sa région ! Nous ne savons pas quand elle est arrivée dans nos contrées, probablement déjà au temps des Romains mais, il est certain que les moines ont beaucoup propagé cette culture. Le vin leur était nécessaire pour la messe. Mais certaines vignes appartenaient à des laïcs. Le comte Thibaudt de Champagne fit défricher, près de Sainte-Ménehould, un côteau en amphithéâtre au-delà des marais et planter de la vigne. Pour que les habitants puissent l’imiter, il donna à quelques-uns d’autres petits coteaux à essarter, sous la seule condition de les couvrir de vignes. Il agit de même à la Neuville-au-Pont et à Passavant. De son côté le prieur de Chaudefontaine, voyant les vignes fructifier, imita le comte envers les vassaux de son prieuré, et en peu d’années, ces villages devinrent des vignobles assez considérables. A la révolution, l’Argonne marnaise cultivait près de 400 hectares de vigne. Une statistique de 1801 indiquait pour l’arrondissement 727 arpents de vigne.
En 1813, une autre donne 266 hectares répartis sur quatre communes : La Neuville-au-Pont, Passavant, Chaudefontaine, Ste- Ménehould. On avait oublié Moiremont. Ce vignoble n’avait guère d’avenir, même s’il occupait encore une main d’œuvre importante, surtout féminine, comme à la Neuville-au-Pont. La pratique des cultures dérobées était quasi constante : on plantait des pommes de terre, des fèves, des choux d’autres légumes entre les ceps. Les vins de Chaudefontaine avaient eu une certaine réputation, mais vers 1815, pour avoir des rendements plus élevés, les vignerons s’étaient mis à planter des ceps plus rustiques, dits « blancs secs », qui produisaient un vin rouge et âpre. Les rendements en 1837, variaient de 51 hl à l’hectare à Passavant, à 20 hl, à Chaudefontaine. Le vin se consommait sur place ; moins d’un dixième de la production s’expédiait encore en 1836, dans la région de Suippes. Quand le pèlerinage de Côtes-à-Vignes prit de l’ampleur vers 1865, la colline sacrée était encore autre chose qu’un lieu-dit. Et, en 1870, à Passavant, un certain nombre de mobiles trouvèrent leur salut en se jetant dans les vignes, où les Uhlans bavarois renoncèrent à les poursuivre. C’est le phylloxéra qui, après 1890, aura raison des vignes de l’Argonne. (Découverte de l’Argonne II, Centre d’études argonnais) Dans ce livre on peut lire encore : l’Argonne, à défaut d’autres choses, produit beaucoup d’eau-de-vie. Là où l’on cultive de la vigne, on fait des marcs : 16 hectolitres à Chaudefontaine, 24 à la Neuville-au-Pont, 46 à Passavant, 75 à Ste-Ménehould ! Et on n’évalue pas les quantités tirées des autres fruits ! Mais tout se consomme sur place, il ne s’en exporte pas ! On le sait, on aimait « la goutte » en Argonne ! Dans son livret « sur les traces des moines » Alcide Leriche écrit : en 1929, « Georges Chenet dans son »guide illustré« signalait encore : »Les vignobles de Passavant et de Beaulieu produisent tout de même encore, bon an mal an, quelques pièces d’un petit Clairet qui jouit d’une excellente réputation".
Mme Morgas de Villers m’a dit se souvenir d’avoir vu au village des vignes qui étaient encore exploitées. Mon grand-père avait planté des vignes pas loin de sa maison. Il a fait du vin pendant quelques années. Je ne saurais dire s’il était apprécié. Pour ma part, j’étais trop petite pour le goûter. Mes souvenirs sont assez vagues mais je crois que l’expérience n’a pas duré très longtemps.
Un fidèle lecteur de notre revue m’a transmis ce document. Voilà ce que le chanoine Gillant (?) décédé peu avant la guerre 14-18, un des prêtres les plus érudits de la Meuse, évoquait dans ses souvenirs :
C’est à peine si deux ou trois villages n’avaient pas leur clos de vignes au flanc des côtes. Je cite, au hasard : Dombasles qui faisait boire son vin aux voyageurs de la grande route Châlons-Verdun ; Récicourt qui préféra longtemps le vin de la côte aux crus du midi ; Parois dont le vin s’exportait ; Aubréville et les anciennes vignes de Pimodan ; Clermont qui eut tant de peine à laisser perdre les vignes au flan méridional de la côte Sainte-Anne (il y en avait encore en 1914).
Auzéville, Rarécourt, Lavoye, Nubécourt, montrent encore sur la rive droite de la rivière d’Aire, leurs terrains d’ancien vignoble, au flanc de la côte.
Vignes le long de la Cousance ; Vignes rejoignant par Waly et Brizeaux la célèbre côte de Beaulieu, et donnant la main au vignoble du Barrois et de la Marne.
Même le long de la Biesme, dans cette vallée où monte souvent un dangereux brouillard, on cultivait la vigne au couvent de La Chalade et chez les successeurs des moines de Saint Bernard. Le Neufour emplissait ses bouteilles du jus de ses coteaux. Enfin, le voyageur, qui passait de Lorraine en France au pont des Islettes traversait la Vignette au nom significatif.
A Villers, une dame se souvient avoir vu des vignes qui étaient encore exploitées.
A Verrières, mon grand-père avait planté des vignes pas loin de sa maison. Il a récolté son raisin pendant quelques années et fait du vin. Je ne sais pas s’il était apprécié. J’étais trop jeune pour le goûter. Mais je crois me souvenir que l’expérience n’a pas duré longtemps. On m’a aussi raconté que, dans les années 1970, on buvait encore du vin de pays à Beaulieu. Il n’était pas très apprécié. On a même employé les mots de « piquette » et de « vinaigre ».
Et maintenant ?
Marcel Notat, alors adjoint à la commune de Sainte-Ménehould, a eu l’heureuse idée en 2010 de planter 250 ceps de vigne de chardonneret et de pinot noir sur le flanc sud de la butte du château. Il était tout de même normal que dans le pays de naissance de Don Pérignon, il y ait de la vigne ! L’été ensoleillé de 2018 a donné une excellente récolte. Une dizaine de personnes ont participé à ces vendanges et ont goûté le vin mousseux provenant des vendanges précédentes. Boirons-nous un jour le petit clairet de Passavant ou de Beaulieu ?
Nicole Gérardot