Monique Parmentier a déniché le récit d’un poilu dont les aléas de la guerre l’emmènent en Argonne. L’auteur, Pierre Mortier a connu la retraite d’août 1914, avec les armées qui reculent devant l’ennemi, avec les civils qui partent sans savoir où
Ce qui est surprenant, c’est l’évocation de la vie dans les villes non encore occupées ; quand le poilu raconte cette guerre, on, l’écoute « avec la curiosité étonnée des enfants auxquels on raconte une histoire ». Etonnant, mais navrant aussi.
"Le lendemain, nous partons pour la Meuse et quittons la Champagne. Nous ne devions pas tarder, hélas ! à la revoir.
La Croix-sur-Meuse, Verdun, Consenvoye, Etain, Stenay, Mouzon, avance des Allemands, baptême du feu, attitude, premiers aspects, premiers visages, premières sensations de guerre. Et c’est maintenant, et c’est déjà la retraite. Encore Verdun, et de nouveau la Champagne, cette Champagne si vaste et si diverse, et qui fut avant la révolution une des plus grandes provinces de France, s’étendant sur plus de trente mille kilomètres carrés de superficie et allant de Troyes à Sedan, de Coulommiers à Langres, et de Reims à Chablis.
Quel est celui d’entre nous qui, l’ayant vécue, ne pourra jamais oublier la retraite du mois d’août 1914, le repli des armées devant l’avance ennemie, civils et militaires emmêlés. Spectacle tour à tour tragique et bouffon. Varennes où tant de troupes étaient déjà passées qu’on n’y trouvait plus rien à manger. Pour assurer le déjeuner de sa popote, un lieutenant dut, courant à travers la ville, et son grand sabre lui battant les jambes, faire, avec un revolver d’ordonnance, la chasse aux poules. Les pauvres gens qui abandonnaient leur foyer emportaient avec eux tout ce qu’ils pouvaient prendre ;
les véhicules étaient transformés en voitures de déménagement. Je reverrai longtemps une jeune femme rousse au visage farouche, et qui, malgré un état de grossesse avancé, traînait une voiture à bras sur laquelle étaient juchés deux enfants, une chèvre, un tonneau et une machine à coudre. Je n’oublierai pas, dans sa fourragère, une vieille dame assise comme sur un trône, dans un grand fauteuil de tapisserie. Elle avait une figure noble et sévère et qui ne cessait de se refléter dans la glace d’une armoire attachée par des cordes aux barreaux de la voiture. Les animaux domestiques étaient mêlés au cortège. Parfois, de jeunes et jolies Meusiennes venaient s’appuyer à notre bras et partageaient notre repas. Tout ce monde s’en allait, s’en allait plus loin, toujours plus loin, sans but, sans savoir où pas plus que nous ne savions nous-mêmes où l’on nous ramenait. Et malgré le tragique de tout cela, nous n’étions pas tristes, nous n’étions pas découragés, nous n’étions même pas fatigués. Miracle de la jeunesse et de la nouveauté.
Reims, qui ne donne pas ce soir-là l’impression de la guerre et ne semble pas non plus en avoir l’impression. On dirait une fin de grandes manœuvres, une veille de grand-prix. Les évacués ne sont pas encore arrivés, et quand nous évoquons les horreurs et les dangers de Mouzon ou d’Etain, quand nous parlons de nos blessés, de nos morts, des attaques allemandes, on nous écoute avec la curiosité étonnée des enfants auxquels on raconte une histoire. Dans le salon de l’hôtel, entouré d’un essaim de jolies femmes, un jeune lieutenant vient de se mettre au piano, il joue une valse de Chopin, la neuvième, si tendre et si voluptueuse et qui fait penser à la conversation murmurée de deux amoureux. Soudain, un officier d’état-major entre bouleversé et annonce qu’un dirigeable français, qui volait au-dessus de la ville et qu’on avait pris pour un appareil allemand, vient d’être abattu par nos canons.
Ce fut ce soir-là, un des derniers du mois d’août, que Reims, Reims l’héroïque et la martyre, eut peut-être la révélation de la guerre. Le lendemain, hélas, l’hôtel était fermé, la ville bombardée et menacée, les aviateurs prenaient leur vol, les infirmières écoutaient une autre musique que celle de Chopin, et Forain allait faire des mots un peu plus loin
Pierre Mortier va ensuite raconter son passage en Champagne, à Hans avec les coloniaux, à Auve, à Somme-Tourbe. Avec ce mot qui nous attriste : « Champagne, tu n’évoques plus désormais pour les hommes de mon âge que la boue »
Autres aspects, autres souvenirs de la Champagne Hans, le corps colonial, nos cordiales discussions religieuses et politiques avec l’aumônier, l’abbé Martin, recteur de Stanislas. Jonchery, Q.G. du général Franchey d’Esperey et qui réunissait tant de parisiens célèbres, auteurs dramatiques, romanciers, compositeurs, parlementaires et cercleux La route de Sainte-Ménehould, la route nationale 3, dont tous les villages étaient dévastés, et où ne subsistait debout que l’église de Lépine (sic), et tous nos cantonnements de Tilloy, d’Auve, de Suippes, Somme-Suippe, Somme-Bionne, Somme-Tourbe et Châlons qui, lorsque nous revenions à l’arrière, nous apparaissait comme un paradis ; Châlons et l’hôtel de la Haute-Mère-dieu avec sa bonne cave, Châlons et son cruel commandant de place, le général Jacquillat, qui faisait arrêter à la gare par de terribles gendarmes les pauvres épouses qui venaient voir leur mari.
Champagne, ancienne forme du mot « campagne » et dont, jusqu’en 1914, le nom faisait seulement penser à un valet du répertoire, au séduisant coiffeur de Louis XIII, au peintre de Richelieu, au plus irrévérencieux des régiments et au vin fameux qui partage avec « la Marseillaise » l’honneur de toutes les cérémonies officielles, Champagne, tu n’évoques plus désormais pour les hommes de mon âge que de la boue, une boue grise, grasse, gluante et crayeuse, une boue indélébile qui collait aux pieds et aux vêtements et qu’un céleste « maroufleur » nous avait dispensé sans doute pour nous harmoniser avec le paysage et nous rendre invisibles à l’ennemi
Extrait de « Aux quatre coins de chez nous », 1931.