M. Lelorain, boucher à Menou avait écrit : "La boucherie, les abattoirs, le commerce. Mme Palin a retrouvé ce texte, en voici la seconde partie.
Dans l’arrondissement et toute la région, les marchands de bestiaux étaient exportateurs de bétail et les bouchers commerçaient également les animaux vivants. Ils participaient à des foires et concours agricoles ; il est encore possible de trouver des plaques-diplômes récoltés lors de déplacement à Paris notamment (avant 1914).
Pour les transports nécessaires, les wagons à bestiaux de la Compagnie des chemins de fer de l’Est étaient employés couramment et les trains de messageries étaient journaliers dans chaque direction. De plus chaque train de voyageurs avait son fourgon et il était courant d’expédier veaux et moutons en « grande vitesse » pour de petits parcours et au marché de Reims.
Le veau ou le mouton, attaché, voisinait, dans le fourgon, avec les vélos et colis divers ; l’animal était muni d’une plaque en bois, à son attache avec l’adresse (en bois pour éviter d’être sucée ou mordue par l’animal voisin. Tarif en 1926 pour un mouton : 0,50 F. pour les Islettes ou Ville-sur-Tourbe.
C’est ainsi que dans le quartier de la gare de Sainte-Ménehould, chaque jeudi après-midi, à l’hôtel de la Poste et sur la place, les commerçants en bestiaux et grains rencontraient les cultivateurs éleveurs, herbagers, etc C’était le « Commerce » du Jeudi.
Dès les années 1921-1922, une modernisation et une amélioration se dessinent : les devantures et éventaires des magasins de la corporation se transforment. Les grosses grilles (genre grille de cages à lion) disparaissent et des marbres et étalages vitrés commencent à remplacer les vieilles fenêtres et les tables en bois peint. Les automobiles, camionnettes légères font leur apparition, mais beaucoup de bouchers continueront la vente « à la chine » dans les villages, avec leur voiture tapissière à cheval, ceci jusqu’en 1927-1928.
A cette période d’après-guerre, beaucoup de bouchers commencèrent à abattre des porcs et se modernisèrent dans la charcuterie comme leurs collègues des campagnes.
A noter qu’avant 1914, à Sainte-Ménehould, les professions étaient bien distinctes : il y avait cinq boucheries pures, trois charcuteries et un chevalin-tripier. L’évolution est nette également dans les méthodes de travail de découpe et de présentation ; les professionnels suivent de plus en plus les activités des grandes villes.
Avant ces années, beaucoup de morceaux étaient vendus aux clients avec l’os ; en général ils étaient destinés à des cuissons lentes (ragoût, braisés). La demande, sans cesse croissante de morceaux « nobles » poussa la corporation à rechercher le maximum de viande à griller ou à rôtir dans les qualités extra ou première. Il ne fut plus abattu de bovins au-dessus de quatre à cinq
ans d’âge ; beaucoup de génisses et bœufs et de moins en moins de taureaux à part quelques exceptions, dans les « extra » pour les fournitures aux collectivités.
Jusqu’en août 1914 les trois cent cuirassiers du 6e Régiment du Quartier Valmy étaient approvisionnés en viande par les bouchers locaux. Dans les années vingt, la caserne est occupée par le 120e ERGT ; avec les deux compagnies et le C.H.R., c’est un effectif de 280 hommes qui seront fournis en viande par la concurrence des bouchers de Châlons-sur-Marne. Il fallait suivre les exigences du « cahier des charges », ceci pour les qualités, les catégories, et surtout les prix par « adjudication ».
Pour alimenter les glacières deux brasseries de la ville vendaient des pains de glace chaque matin. Mais, en période chaude de l’année, la cadence et les heures d’abattage étaient fonction des températures. Il n’était pas rare d’abattre un veau, un porc chaque jour du début de semaine, selon la demande. Le bovin n’étant « assommé » que le jeudi pour le jour principal de vente du samedi.
A ce sujet, chaque boucher était propriétaire ou locataire d’une cave sous la butte du château et pouvait ainsi stocker pour quelques jours de gros quartiers de bovin, des veaux, etc ceci dans l’obscurité et la fraîcheur (environ 8°C).
Pour fournir une commande importante pour une noce, un banquet, une première communion, il fallait se rendre service entre collègues avec les possibilités de la région. Les bouchers se prêtaient ou se recédaient alors langues de bœuf, têtes de veau, ris de veau, filets de bœuf.
La concurrence n’était pas déloyale et s’il y avait quelquefois intrigues et surenchères, c’était lors des achats de bétail sur pied à la ferme.
Vers 1927-1928, les moyens de communications et de transports deviennent de plus en plus rapides. Les routes sont goudronnées, les moyens de conservation sont de plus en plus modernes avec l’électricité et le froid artificiel, surtout dans les magasins, mais pas encore dans les véhicules professionnels. L’amélioration est cependant considérable pour la présentation.
Jusqu’en 1935 et même 1939, chaque boucher avait sa voiture à bras, avec roues à bandages, et souvent le petit apprenti, aussi matinal que son patron, la poussait à travers les rues pavées, en réveillant les riverains heureusement habitués. Chaque matin, sur un vélo, le garçon boucher, en veste bleue et tablier blanc, portait en sifflotant, à travers la ville, les commandes données la veille. Souvent avec un collègue était la rencontre dans un des nombreux estaminets, soit de « Mon Idée », rue du Moulin, rue Florion ou à la grande gare. « Eh, jeune homme, il y a un gros chien noir qui vient de faire tomber le panier du vélo ! Il est occupé à dévorer quelque chose dans le Jard ! » C’était un petit drame, mais quelquefois difficile à réparer.
Une semaine importante pour la corporation était la semaine sainte, avant Pâques. Dès le mardi saint à midi, la vente était presque totalement suspendue, le mercredi saint était un jour maigre, le jeudi aussi pour certains et naturellement le vendredi saint. A partir du lundi tous profitaient pour faire des aménagements, peinture, etc et faire étamer les crochets, allonges et dents de loup. La température au cours de cette semaine était heureusement souvent encore froide.
Donc, dès le jeudi après-midi les viandes, particulièrement bien choisies, étaient rentrées à l’abattoir : les bovins en demi-bœuf, les veaux et moutons entiers et, comme souvent la température le permettait, certaines maisons faisaient un étalage. Il s’agissait de présentations originales, garnies de fleurs multicolores en papier, plantes vertes, et les charcutiers rivalisaient d’adresse avec des sujets en saindoux.
Pour le boucher, sa famille et son employé, c’était le vendredi « jour de repos », et un menu spécial au repas de midi avec brochet, langouste, etc tradition bien suivie chez tous ; et ce jour-là, pas une livre de viande n’était vendue.
Je n’ai pas connu la promenade du « bœuf
gras » qui, paraît-il, avait lieu le jeudi saint. Pour terminer ce tour d’horizon de la région d’Argonne, du bétail et des viandes, je me remémore une fameuse course de voitures à bras. C’était au cours de l’été 1931. Les garçons-bouchers poussaient leurs voitures à bras à travers les rues Camille Margaine, Chanteraine et Chanzy sans but bien sportif (les véhicules avec bandages en fer n’avaient pas tous le même poids). Les voitures décorées eurent un succès bien mérité et les honneurs de la Presse (même parisienne).
Avec le « doyen » Monsieur Leleu du Café de l’Abattoir, une gerbe fut déposée au monument des soldats de 1914-1918.
Le café de l’abattoir était attenant à celle-ci. Il était tenu par M. et Mme Leleu, ancien tripier, qui réceptionnait aussi les peaux. Très utile, cette petite salle avec ses tables de marbre blanc, où, dans le fond, on voyait une grande volière dans laquelle gazouillaient pinsons, serins et chardonnerets.
Boucherie Lelorain, 1911-1973.