Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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La belle Clémence.

   par Jean Vigouroux



Les femmes argonnaises sont les plus belles et les plus intelligentes, c’est bien connu. Pour celles et ceux d’entre vous qui en douteraient encore, laissez-moi vous conter l’histoire, authentique, de la belle Clémence.
Clémence Justine Procureur a vu le jour le 2 avril 1869 à Sainte-Ménehould. Sa sœur aînée ne fut reconnue qu’après le mariage de ses parents en 1868. Son père, Alphonse Adolphe Procureur était simple cordonnier et sa mère, Justine Angelle Philippe, lingère et piqueuse de bottines. Ils habitaient dans la Grande rue. Son grand-père paternel, Hyppolite Procureur, tout comme l’arrière-grand-père Jean-François Procureur étaient natifs de Sainte-Ménehould et exerçaient la profession de cordonnier. En étudiant les registres de baptême de la ville, on apprend, concernant la génération précédente, que c’est suite au mariage en 1774 de François Procureur, originaire de Chaudefontaine où il était né le 28 août 1749, que la famille s’était installée à Sainte-Ménehould. Voilà pour les origines !
Probablement en raison d’une opportunité, la famille est venue s’installer à Reims où sont nés neuf autres frères et sœurs, ce qui faisait donc pour les parents une famille de 11 enfants à nourrir.
À 19 ans, Clémence est enceinte et accouche d’un petit Raoul Charles, en sa demeure place d’Erlon à Reims. Le père est et restera inconnu. On ne retrouve aucune trace de l’enfant par la suite. Est-il mort en bas âge chez une nourrice ou abandonné car la famille ne pouvait s’en occuper, cela reste un mystère ?
Clémence va très vite faire parler d’elle à Reims. Elle se lance dans la magistrature en devenant la maîtresse de notabilités rémoises comme l’ancien procureur de la République mais c’est sa rencontre avec Alexandre de Bary, l’un des directeurs de la maison de champagne Mumm qui va faire basculer son destin. Les « tableaux vivants » étant alors à la mode, Alexandre de Bary présenta à ses invités, boulevard du Temple à Reims, « une petite merveille couchée et nue comme une néréide sortant de l’onde, à la peau d’albâtre et aux membres fins et délicats à l’instar d’un bijou de Saxe dans une corbeille d’osier et enguirlandé de roses ». Ce genre de spectacles avec l’exhibition de formes impeccables avaient comme prétexte « une vision d’art pur que tout le monde peut applaudir » dira le chroniqueur. Pour faire accepter cette rivale à son autre maîtresse, Alexandre de Bary lui fit entendre que le concours de Clémence était profitable au lancement du Champagne Cordon Rouge Mumm qu’elle faisait connaître aux viveurs mondains et nocturnes.
À son décès, Alexandre de Bary fit plaisir à ses deux Vénus de boudoirs en leur léguant à chacune deux millions de francs. « Autant la première était le type même de la prostituée vulgaire, autant Clémence était fine et d’une certaine distinction » disait-on.
En 1892, on la retrouve parmi les habitués de la patinoire à la mode « Le Pôle Nord » située rue de Clichy à Paris. Parmi les gentilles minettes qui rayaient consciencieusement la glace, il y avait Cécile Sorel, Émilienne d’Alençon et Clémence, la belle Champenoise qui, sur les cinq jours qu’elle passait à Paris, faisait quatre séances au Pôle et repartait pour Reims « sachant patiner avec une grâce et une sûreté étonnantes ».
Pour accroître sa notoriété, notre Clémence va prendre un pseudonyme aristocratique : Clémence de Pibrac (comme Valtesse de la Bigne, Emilienne d’Alençon ou Liane de Pougy). Par les journaux mondains, les Rémois apprenaient que Clémence était à telle réunion, avec telle ou telle toilette. C’est ainsi qu’ils apprirent qu’elle s’était follement éprise du baryton Léon Noël. Un jour, elle apprit que son amant s’était promené au bras d’une autre demi-mondaine très cotée Émilienne d’Alençon. Rugissements, larmes, menaces, tout le théâtre du grand désespoir y passa. Dès qu’il se vit abandonné, le beau chanteur se tira une balle dans la poitrine. Heureusement, il survécut. L’affaire fit cependant grand bruit dans la société parisienne.
Les journaux mentionnaient également les bijoux que possédait la belle. Ainsi le Gil Blas de septembre 1897 précise : « Cela va peut-être faire beaucoup de peine à la reine Victoria, mais la chaîne de perles dont le roi de Siam vient de lui faire présent est enfoncée par celle de Clémence de Pibrac. Celle de la reine a trois mètres de longueur, celle de Madame de Pibrac a quatre mètres, presque de quoi sauter à la corde. »

Petit cadeau de Clémence à ses admirateurs.
Au décès de son protecteur en 1899, le Gil Blas précise : « Clémence de Pibrac est une aimable fille et le trésor inestimable de sa tendresse vaut bien les richesses qui lui viennent justement. »
Notre Phryné, outre la galanterie, était également artiste. Elle triompha d’emblée au Casino de Paris dans « Don Juan aux enfers » puis au Théâtre Marigny dans « La Fontaine des Fées ».
On la retrouve également en 1902 dans la revue des Folies Bergère sous le pseudonyme de Clémence de Pibrac, aux côtés de Jeanne Derval, autre célèbre « cocotte ». L’année suivante, elle triompha auprès de la Belle Otéro dans la nouvelle revue.

« Clémence de Pibrac y affiche des diamants assortis aux autres joyaux de sa personne. » Lors d’une représentation, on avait annoncé que la belle Clémence paraîtrait avec tous ses diamants évalués à 15000 francs : « Une rivière dans une baignoire ». On ajoutait également que cette belle personne avait une ampleur de grâces qui lui permettait de porter ces merveilleuses parures sans la moindre gêne ; mais le public fut déçu dans son attente : l’écrin resta enfermé dans l’un des coffres d’une grande banque et, au lieu d’apparaître « en pierres », elle parut simplement en peau, rien qu’en peau, avec un nuage du plus transparent linon autour. « De la gaze sur du satin blanc ! » Le galant Cri Paris, à qui nous empruntons ces détails, assure que le public n’avait rien perdu au change...
« Clémence de Pibrac nous fait, selon sa louable coutume, la douce charité de nous montrer son beau corps » précise un critique dans le journal « Le XIXe siècle ». Notre vedette de music-hall dut également subir les affronts des concurrentes. Ainsi, en 1907, dans la Revue de la Femme du Moulin Rouge, le meneur demandait à plusieurs femmes le fruit qu’elles préféraient. L’une d’entre elles, qui avait usurpé pour la circonstance le nom de Clémence de Pibrac, répondit : « Je préfère les bananes et, le dimanche, les groseilles à maquereaux ! » Fureur de mademoiselle Procureur, qui intenta un procès au directeur du théâtre et à l’auteur de la revue. Le tribunal donna raison à la plaignante, mais cela fit bien sourire la presse... Clémence de Pibrac eut la beauté ; elle eut aussi l’intelligence : « Séduction majestueuse d’une impératrice aux joues fleuries, esprit alerte, pétillant, qui caresse de la lèvre les sujets les plus divers. Entraînée à tous les sports, elle y excelle aussi, monte à cheval comme saint Georges, tire au pistolet comme Cody (Buffalo Bill) et pourrait disputer tous les records du cyclisme et de l’automobile ». Elle s’attardait avec délices dans sa propriété de Cormontreuil, acquise en 1900, parmi ses chevaux superbes, ses chiens, ses chats. Elle y finit sa vie en distribuant sa fortune, « acquise dans les règles fixées par la police des mœurs » ajoutaient les mauvaises langues. Il fut même question que la statue géante qui symbolisait pendant l’Exposition Universelle de 1900 « la Parisienne » soit installée dans son domaine de Cormontreuil après le démontage.
En 1901, lors de la venue de Nicolas II à Reims, « elle a voulu que les soldats de la garnison de Reims prissent part à ses réjouissances et leur a fait distribuer des bouteilles de champagne qui ont été vidées à la santé du Tsar, de la République... et de la belle Clémence ». Le lendemain, cette dernière recevait, en remerciement, un superbe bouquet composé de myosotis, d’œillets blancs et d’œillets rouges et lié par un ruban tricolore, sur lequel se lisait l’inscription : « À Vénus, Mars reconnaissant. »
Elle décéda le 27 juin 1938 et fut inhumée au cimetière du Sud à Reims. Sa propriété fut plus tard utilisée par les Frères des Écoles Chrétiennes. Nul doute que la décoration a dû changer fortement !
Laissons à la belle le mot de la fin :
"Sans doute, les femmes de ma condition sont recherchées et adulées. Autour d’elles tout fleurit, tout rayonne, tout vibre. On soupire sous leurs balcons. On menace de se tuer à leurs pieds. Seulement... on ne les aime pas. Si c’est là un privilège, avouez qu’il est fâcheux, car nous sommes réduites au rôle de Tantale : perpétuellement appelées et jamais élues...
L’amour n’est pour moi qu’une irréalisable et désespérante chimère…"
Choisissant ses amants, elle a su, comme les autres demi-mondaines de l’époque, tirer son épingle du jeu et mener sa vie comme elle l’entendait. Elle s’intéressait aussi au mouvement féministe comme le démontre des échanges épistoliers avec Marcelle Yrven qui, elle, écrivait : « J’estime qu’une femme quels que soient son état et sa condition ne peut, ne doit se désintéresser du féminisme. Elle doit rechercher en quoi et par quel moyen le féminisme peut changer, améliorer et relever cet état ou cette condition ».

Nul doute donc, les femmes argonnaises sont belles et intelligentes ! Qui osera affirmer le contraire ?

Jean Vigouroux

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