Dans un petit livret daté de 1919, Monsieur l’abbé René Bourlier, curé des Islettes, relate les péripéties de la Grande Guerre dans sa paroisse. Il nous a paru intéressant de publier son témoignage concernant la mobilisation et l’occupation du village, du 5 au 14 septembre 1914.
Août 1914 “ Le départ
Samedi 1er août 1914 date que personne n’oubliera ! Les ordres d’appels étaient distribués dans la matinée. Instantanément, le travail fut suspendu ; dans les champs, sur les chantiers, à la verrerie, dans les écoles, tout s’arrêta ; les outils tombaient des mains. Pâleur sur les visages ; froide résolution dans les paroles ; les pressentiments des jours précédents se réalisaient. L’avant-veille, la réquisition des chevaux ; la veille, le passage du 6ème cuirassiers de Sainte-Ménehould, au complet, et en tenue de guerre, avaient été les signes précurseurs. Ce matin-là, personne ne se fait d’illusion.
« Cette fois ça y est il fallait que ça arrive qu’on en finisse une fois pour toutes. »
Quel bouleversement dans les pensées et dans les cœurs ! En parcourant les rues, je vois les portes ouvertes ; femmes et enfants pleurent. Le mari, le fils, le frère rentrent et, sans émotion trop apparente, commencent à ranger leurs affaires, à tirer de l’armoire le livret militaire et à préparer la petite valise.
Un dernier repas pris du bout des lèvres et auquel les femmes surtout touchent à peine, puis les dernières recommandations Et les appelés quittent leurs maisons en se retournant une dernière fois sur le seuil.
Midi La place de la Gare est remplie ; parents et amis escortent jusqu’au bout les partants. Toutes les classes, les costumes, les âges sont mélangés et sous l’empire d’une même émotion. Pourtant, l’attitude générale est belle ; un air décidé se lit sur les visages des mobilisés. A ce moment-là, qui soupçonnait l’avenir ? On s’encourageait mutuellement : « Ea ira vite dans trois ou quatre mois nous reviendrons Avec les armements d’aujourd’hui, ça ne peut pas durer longtemps »
Quelle faillite de toutes ces prévisions ! Durée de la guerre, procédés, engins, victoires, fin rapide : tous sujets sur lesquels on s’illusionnait étrangement !
Avec quelque retard, le train débouche du tunnel. Adieux rapides et brusqués chargés de choses qui ne se disent point.
Pour beaucoup, ce sont des adieux définitifs !
Le train, déjà bondé, s’éloigne. Familles, enfants, agitent aux barrières leurs mouchoirs ; puis, lentement, regagnent le logis vide ou diminué. On peut pleurer à l’aise : ils sont partis !
L’occupation “ du 5 au 14 septembre 1914
Or donc, une partie de la population n’avait pas voulu s’éloigner. Elle attendait avec anxiété un lendemain menaçant qui ne saurait tarder. Le canon se rapprochait ; les vallons de la forêt en renvoyaient les échos avec un roulement ininterrompu. Nos troupes, harassées, reculaient, avec de courts repos de quelques heures. L’église, remplie de paille, servit ainsi de dortoir pendant quelques nuits. Plusieurs éclopés ou blessés étaient déjà en traitement dans les salles de l’école libre, aménagée pour les recevoir ; lits et linges avaient été apportés, les jours précédents, par la population.
Le 5 septembre, vers cinq heures du matin, les Allemands débouchaient sur plusieurs points à la fois, par la route de Clermont, la Noue, la route du Neufour. En un instant, ce fut une invasion. Les capotes grises dévalaient de tous côtés « comme des boisseaux de puces » disait un bon vieux.
A ce moment se place un incident tragique. En haut de la Grande Rue, un petit chasseur causait paisiblement à cette heure matinale avec Madame Bernier-Génin. Tout à coup, deux coups de feu retentissent : il s’abattit en poussant quelques soupirs. Deux balles l’avaient tué et son sang se mit à couler à flots.
Quelques instants plus tard, d’autres groupes pénétraient dans les Senades. En passant, trois coups de feu furent tirés dans la fenêtre de L. Coudry. Un officier boche se présentait, vers six heures, chez Monsieur du Granrut : « Où est le Maire ? » - « Il est parti à cinq heures du matin à l’ambulance » - « On a tiré sur nos soldats » - « Non, répartit Madame du Granrut, je suis certaine qu’aucun coup de fusil n’a été tiré sur vos troupes ; mon mari a donné l’ordre de déposer toutes les armes à la mairie ; tous les hommes mobilisables sont partis ; si l’on a tiré, ce sont les vôtres. »
Pendant ce temps, un détachement boche s’était emparé de quelques civils restés aux Senades. Cinq hommes furent ainsi amenés contre le mur de la chapelle (V. Gillon, L. Coudry, Renard, A.et H. Richard). Ils purent croire leur dernière heure venue. Un général allemand passa et, voyant ces hommes alignés, demande pourquoi on les fusille. V. Gillon le lui explique. Le général interpelle le peloton. L’ordre de tirer ne fut pas donné et les otages rentrèrent chez eux après cette forte émotion.