Depuis le 5 août 1914, les Français et leurs alliés sont en guerre contre les Allemands. Ils ont combattu dans des luttes acharnées pour quelques pouces de terrain gagnés un jour, perdus le lendemain en Argonne, à Verdun, dans la Somme, aux Eparges, au chemin des Dames. Au début de l’année 1918, les troupes sont épuisées et craignent une grande offensive allemande avec des régiments libérés du front russe. Le salut de la France et de l’Angleterre passe par l’engagement immédiat et massif de l’US Army.
L’Amérique a déclaré la guerre à l’Allemagne le 6 avril 1917, mais elle a un point faible. Elle compte une armée de métier d’à peine 121797 soldats. Le 18 mai, le sénat américain promulgue un texte qui oblige tout homme âgé entre 21 et 31 ans à s’engager dans l’effort de guerre. Mais dans cette Amérique raciale dont l’ordre repose sur la ségrégation, se pose le problème des gens de couleur. Un Afro-Américain n’a pas le droit de boire au même lavabo, d’étudier dans les mêmes écoles, de s’asseoir aux mêmes places dans les autobus, de se croiser à l’hôpital, dans les bibliothèques ou les tribunes sportives. Il est inimaginable de mettre un fusil dans les mains d’un soldat noir ou qu’un soldat blanc obéisse aux ordres d’un officier noir.
Certains n’avaient pas attendu le recrutement obligatoire pour s’engager. Dès 1916, des unités de la garde nationale s’étaient formées comme la 15ème unité de la garde nationale de New-York. Une unité « coloured » uniquement composée d’hommes noirs. Après l’engagement obligatoire, cette unité s’étoffe et devient alors le quinzième régiment de la garde nationale de New York « the Old 15th » qui prend alors comme symbole et surnom le serpent à sonnettes « rattler ». Ce serpent associé à la devise « Don’t Tread on Me » (ne me marche pas dessus), avait été adopté par Benjamin Franklin et les libéraux durant la guerre
d’indépendance. William Hayward, un avocat blanc de 40 ans, est nommé pour diriger ce fameux régiment coloré composé d’ouvriers, de serveurs, de portiers, de manutentionnaires, de porteurs de valises, de petits caïds de rue, de dealers en tout genre, mais aussi d’avocats, de professeurs, d’intellectuels, de Horace Poppin, peintre qui croquera dans ses carnets de bord la vie dans les tranchées et de James Europe, musicien et chef d’orchestre. Pour lui, la guerre est une opportunité de faire connaître au monde la musique de Harlem, la fierté des Afro-Américains. Tous viennent chercher une expérience de vie, une aventure avec une volonté commune : faire corps ensemble, combattre pour la liberté, montrer la fierté d’être noir.
Après bien des péripéties, le régiment de Harlem prend la direction de la France et débarque à Brest le 1er janvier 1918. Le colonel William Hayward donne l’ordre de jouer la Marseillaise au comité d’accueil qui les attend.
Ces soldats musiciens sortent leur trompettes, saxophones, tambours, tubas. Le chef d’orchestre, le capitaine James Reese Europe, à la carrure d’athlète, lève sa baguette. Un déluge de notes s’abat sur le port. Les marins, les badauds qui se sont agglutinés sur le quai ont du mal à reconnaître notre...Marseillaise. Les Américains achèvent leur morceau sous les vivats admiratifs de la foule. Des Noirs américains, les Français n’en avaient jamais vu. Cette musique nouvelle, appelée « jazz », jamais ils n’en avaient entendu.
Les hommes du capitaine Harward prennent le train. Les Rattlers ne vont pas vers l’action, bien au contraire. Le train se dirige vers le sud. Après vingt heures de trajet, leur convoi s’immobilise en gare de St-Nazaire. Le régiment gelé découvre de misérables cahutes. Ici commence leur guerre en France. On leur met entre les mains des pelles, des seaux et des balais. Le commandant de l ’AEF (Américan Expeditionary Force), les forces extérieures de l’armée américaine, John, Joseph Pershing, a toute latitude pour organiser les troupes. Il a 57 ans, c’est un homme dur, imprégné de l’idéologie dominante consistant à mettre au ban les negroes. Malgré les courriers pressants du premier ministre britannique David Lloyd George et du maréchal Foch demandant d’incorporer ces hommes de couleur à l’armée française, ils sont dirigés vers des postes d’arrière-garde. Ils seront cuistots, bûcherons, manutentionnaires ou nettoyeurs de latrines. Au sortir de l’hiver 1918, le « Old 15th New York » est un régiment coupé du monde, qui tourne en rond et espère toujours autant prendre part à l’action. Cela ne les empêche pas de s’émouvoir de la pauvreté et du désespoir de la population. Voilà ce que l’un d’eux écrit :
« Avez-vous vu l’indigence dont souffre le peuple français ? Cet après-midi, j’ai vu une scène qui m’a fait réfléchir. J’étais de garde à la décharge, là où les camions de l’armée vont déverser tous les déchets des camps. Il y avait là des centaines de vieillards, de femmes, d’enfants venus pour ramasser de la nourriture et du combustible parmi nos détritus. Ce que nous jetons, nos déchets, c’est ce qui fournit la seule nourriture et le seul chauffage dont disposent ces pauvres gens pour s’éviter de mourir de faim et de froid. »
Le 10 février 1918, une requête expresse, émanant d’Aix-les-Bains parvient au colonel Hayward. La fanfare du 51th est réquisitionnée d’urgence. L’armée américaine a besoin de musiciens. Un camp de détente va y être installé pour que les « doughboys », (nom donné aux soldats américains) profitent de leur temps de repos.
Le périple prend des allures de tournée. Pour les soldats-musiciens, dirigés par Jim Europe, c’est un triomphe. Leur Marseillaise jazzy a toujours autant de succès. Ils constatent qu’ils sont en train de donner au jazz ses lettres de noblesse sur le Vieux Continent. Mais pendant ce temps, leurs camarades laissés à Saint-Nazaire se sentent de plus en plus oubliés.
« La plus belle chose au monde est enfin arrivée.... Un grand conte de fée s’est matérialisé et un rêve magnifique est devenu réalité... Nous sommes désormais une unité de combat. » Le 10 mars 1918, un ordre officiel de la main du général Pershing somme le régiment de rejoindre les rangs de l’armée française.
Le « Old 15th », en route pour la bataille, c’est une revanche contre l’Amérique, un accomplissement longuement attendu. Deux mois à transbahuter des rails dans la gadoue de Saint-Nazaire. Pershing a cédé. Ils ont un nouveau nom de baptême : 369é régiment d’infanterie américain (369éme RIUS), affectés à la 16é division d’infanterie du 8éme corps armée de la 4éme armée française, dirigée par le général Gallais. Cette division à bout de force, en charge de tenir la ligne de front aux abords de Châlons-sur-Marne, va donc entraîner rapidement ces soldats fraîchement adoptés avant de les envoyer au combat. Les New-Yorkais arrivent à Connantre, bientôt rejoints par la fanfare qui était toujours à Aix-les-Bains.
L’armée allemande a déclenché l’opération « Michaël », point de départ de la grande offensive de printemps qui commence par un assaut massif contre les troupes britanniques basées en Picardie. Le statu quo de la guerre de position est battu en brèche par de nouvelles tactiques venues du front Est. Les pièces d’artillerie ont pour mission de bombarder par surprise, en déluge, les unités d’artillerie adverses, pour ensuite laisser la voie libre à des unités mobiles, les stosstruppen, équipées de mitrailleuses et de lance-flammes, missionnées pour s’infiltrer dans les moindres faiblesses de la ligne de défense ennemie. En quelques heures, les unités britanniques sont enfoncées autour de Saint-Quentin. La réussite de ce coup de boutoir met une pression supplémentaire sur les unités stationnées dans la Marne. Après avoir terrassé les Britanniques, les Allemands risquent de se diriger vers cette zone, territoire des Rattlers. Soit dans quatre ou cinq jours. Les bataillons se répartissent entre les villages de Herpont et Herpine, dans la zone avancée des armées.
L’heure est à l’entraînement. Il faut rattraper le temps perdu. Apprendre, dans un même temps, le maniement des armes, les positionnements tactiques et les rudiments de la langue locale. En tant que soldats français, ils devront se familiariser avec le fusil Lebel. S’agissant du lancer de grenades à mains nues, les Yankees n’ont guère besoin des conseils de leurs instructeurs. Avec leur technique héritée du base-ball, ils balancent à 65 mètres (10 mètres de plus que les meilleurs grenadiers français) avec une précision diabolique. Les boxeurs de Harlem ou de Brooklyn démontrent, enfin, des qualités certaines en combat rapproché, baïonnette incluse. Les Rattlers doivent s’habituer aux conserves de corned-beef, au tabac de troupe et au litron de vin qui est vite remplacé par une ration de sucre supplémentaire. Ils font aussi la connaissance d’autres habitants avec lesquels il faut cohabiter de force. Les poux que les soldats surnomment « cootie ».
Ils fraternisent vite avec les Poilus. Ils deviennent amis, à la vie à la mort. En mime, on se comprend. Il faut aussi apprendre à lire les cartes françaises et leur jargon, se familiariser avec les radios françaises, transmettre un message et le comprendre, mais aussi faire équipe avec les chiens, utiliser les pigeons voyageurs, reconnaître au son les différentes bombes allemandes et l’odeur des gaz.
Les Rattlers deviennent des Poilus. Pas
seulement au prix de leur entraînement express, mais par l’effet d’une camaraderie née de peu de mots, d’un respect mutuel avec les soldats français. L’idée de participer à une lutte commune pour la liberté, ils sont des frères d’armes. A la vie, à la mort.
Les tambours crépitent, les cornets bourdonnent. Le troisième bataillon est en route pour le quartier général de Maffrécourt. Il traverse la commune d’Auve, où le général Le Galais a rejoint le colonel Hayward pour une inspection des troupes. Il assure à son homologue américain que l’arrivée des Rattlers a redynamisé son unité et que ceux-ci sont sur un pied d’égalité avec les Poilus. Les soldats s’éloignent au pas. Ils sont désormais à portée des tirs allemands, masque à gaz à la ceinture. Ici commence la bataille des Rattlers.
Le 13 avril 1918, avec les Poilus, les hommes du 369é rejoignent Maffrécourt, où ils établissent leur camp de base à quelques centaines de mètres des premières galeries souterraines. Les Rattlers s’accoutument au quotidien des tranchées. Des journées semblables où chacune peut être la dernière. Le réveil avant l’aube. La prise de position en vigie. Fixer les barbelés, zieuter le no mans’land, repérer l’ennemi. Pause petit déjeuner. On ne bouge surtout pas si ça bombarde. Eviter la fumée, éviter d’être à découvert. Vivre en fantôme. Comme des rats. Réparer et consolider les parallèles, les sapes et les boyaux. Nettoyer les armes. Ecrire une lettre au pays. Inspecter ses pieds en cas de maladie. Inspecter ses cheveux en cas d’invasion de ces maudits cooties. À la nuit tombée, se faufiler dans les trous pour réparer les barbelés, agrandir le territoire des tranchées et surtout partir en patrouille pour rapporter des informations sur l’ennemi, faire des prisonniers, tuer le maximum d’ennemis. (Le dessinateur Horace Pippin est toujours partant pour ces incursions furtives. Sa vue de peintre voit les choses). Bientôt les Rattlers vont être seuls face aux ennemis.
Plus que jamais, l’armée française a besoin d’eux. Le redéploiement des troupes allemandes sur le front Ouest doit permettre le rush final de la guerre. Les positions alliées subissent, une à une, de lourdes pertes. La première armée américaine est balayée près de Saint-Mihiel. 200 km plus au nord, les indépassables Flandres, tenues jusqu’alors par les Anglais, sont enfoncées par les 4é et 6é armées allemandes au sud d’Ypres. Dans la Somme, entre le 22 mars et le 16 avril, les 17é et 2é armées allemandes grignotent 65 kilomètres de terrain aux Anglais. Au début du mois de mai, la 7é armée allemande, enfonce les Poilus, avance le long de la Marne, avant d’être finalement bloquée à une soixantaine de kilomètres de la capitale.
La nuit du 15 mai, au poste 29, un casque Adrian dépasse du parapet. Sur la pointe des pieds, Henry Johnson, matricule 103348, 1m70, 58 kg, peine à surplomber le muret pour repérer tout mouvement suspect. Ce jeune homme d’une vingtaine d’années est loin d’être le plus aguerri des soldats, ni le plus calé en géopolitique. Ce n’est pas non plus un homme de grands idéaux. Ce frêle petit bonhomme sait pourtant se servir de ses poings. C’est un fils de cultivateurs de tabac, qui a fui la plantation à l’âge de 12 ans pour New York, où il gagne sa croûte en tant que porteur de valises à la gare centrale. De quoi se muscler les biceps. Pas un bruit, pas un mouvement. La nuit est calme. Le poste d’observation ne lui fait plus vraiment peur. C’est son deuxième tour en première ligne. Le voilà donc en planque. Doigt sur la gâchette de son fusil Lebel, œil rivé sur le no man’s land brumeux. Une fusée éclairante monte droit dans le ciel ... Fausse alerte. À sa gauche, la Tourbe, presque sortie de son lit à cause des pluies printanières.
Un bosquet, un champ qui descend devant lui, vers la ferme de Melzicourt. Johnson remonte son col. Il fait à peine cinq degrés quand s’installe la nuit. Il regarde par derrière aussi, on ne sait jamais. Deux nuits plus tôt, des snipers allemands étaient parvenus à se faufiler derrière leur ligne de front et à leur tirer dessus. Trois escarmouches ont déjà eu lieu ce soir, mais rien dans son secteur. C’est heureux car le poste 29 n’est pas équipé de mitrailleur Chauchat. Ce n’est qu’un abri central. Johnson, donc, et, à sa droite, Needham Roberts, un jeune gars originaire du New Jersey, vendeur dans un drugstore avant de s’engager avec les Rattlers. Roberts, pas encore 18 ans, fixe lui aussi avec attention par de-là le fil barbelé.
Un cliquetis métallique. Ça vient de derrière. Johnson dévisage Roberts, son index sur la bouche. Il lui fait un signe de la main. Suis-moi. Les deux amis s’approchent du promontoire. Johnson tient son fusil dans une main, le pistolet à fusée éclairante dans l’autre. Les deux compères sont isolés. Ils récupèrent toutes les grenades déposées dans l ’abri. Leur cœur tambourine dans leur poitrine. Un autre bruit s’y superpose ? Celui d’une marche ordonnée, de bottes et de fusils qui s’entrechoquent. Johnson tire sa fusée. Plus le temps de se cacher, il faut faire face. Des grenades tombent en pluie sur le poste d’observation 29. Johnson et Roberts se jettent au sol les mains sur la tête. Des giclées de boue les recouvrent. Johnson ressent une vive douleur à la jambe gauche. Puis sur le côté. Il se redresse et jette un regard à son ami. Roberts a le visage ensanglanté. Sa jambe gauche est maculée de sang. Il est bien plus gravement touché que lui. Henry Johnson se met sur ses pieds, fusil en main. Une ombre bouge. Il fait feu. Une autre, il tire à nouveau. Un soldat allemand lui saute dessus, il retourne son fusil et tire à nouveau la troisième et dernière balle de son barillet. Une demi-douzaine d’Allemands apparaissent à sa droite, peut-être plus. L’un s’approche de lui, tire. La balle transperce le haut de la cuisse du porteur de valises qui parvient à retourner son fusil et en asséner un coup puissant sur le crâne de son assaillant qui titube (comme les Français, les Allemands ne portent pas de casque lors des raids nocturnes, afin de limiter les bruits, notamment contre les barbelés). Les Allemands sont partout. Johnson se retourne vers Roberts. Un Allemand est en train de le soulever sous les bras tandis qu’un autre le tire par les pieds. Ils se préparent à en faire un prisonnier. Sans réfléchir, il se précipite vers son ami, détachant de sa ceinture son arme secrète. Son bolo knife (large couteau, semblable à une machette, utilisé notamment dans les champs, mais aussi dans des guérillas). Il lève haut la lame au-dessus du soldat soutenant Roberts et le frappe sur le haut de la tête. Il s’apprête à viser le second Allemand. Il a disparu. Seul reste Roberts peut-être vivant, peut-être mort. Dans son dos, un bruit lui fait tourner les talons. L’Allemand qu’il avait frappé avec la crosse de son Lebel s’est relevé son Luger à la main. IL tire. Johnson est touché à l’épaule et à la cuisse. Il tombe dans la boue. Alors que l’Allemand est prêt à l’achever, il brandit à nouveau son couteau, directement dans l’estomac de l’adversaire. Autour de lui, les Allemands paniquent et décampent. Johnson, en miettes, veut terminer son travail. À la manière d’un lanceur de base-ball, il vise au loin les fuyards. Le petit soldat de New York rassemble ses dernières forces pour s’asseoir sur le parapet, son couteau toujours dans ses mains. Il perd connaissance quand les renforts arrivent.
Roberts et Johnson sont rapidement évacués vers l’arrière. Etant donné la violence des attaques, les gars s’en sortent bien. Roberts s’est pris des éclats, une grenade a explosé près de lui et il a été touché par une balle. Johnson, lui, souffre de vingt et une blessures. Il sera handicapé à vie. Ce sont vingt-quatre Allemands qui ont été mis en fuite par le frêle porteur de valises. Une véritable prouesse de combat. Leur capitaine recommande que Johnson et Roberts reçoivent les plus hautes distinctions militaires pour leur bravoure. Des reporters de guerre relatent cet exploit dans les journaux new-yorkais. La Grande Guerre tient son premier héros noir.
Pourtant, avec l’épisode Johnson, les stéréotypes sur les Afro-Américains sont utilisés à plein. Au détour des descriptions de l’héroïsme du jeune porteur de valises, les articles de presse montrent un appétit sanguinaire, un déchaînement de violence, vingt-quatre Allemands fracassés au couteau, qui illustre une forme d’homme-animal servant les thèses racistes. Un dessin montre le gracile porteur de valises en personnage monstrueux, de la taille de trois hommes. Une menace plus qu’un protecteur ?
À suivre…. Nicole Gérardot
Notes :
- M. Maréchal, adjoint au maire de Gizaucourt, m’a envoyé la photo (voir plus haut dans le texte) des Hellfighters prise dans le village et m’a indiqué que, dernièrement, un bouton d’uniforme américain et une embouche de trompette avaient été retrouvés sur le territoire.
- Cette incroyable épopée des « Hellfighters », je l’ai découverte dans le livre de Thomas Saintourens : Les poilus de Harlem.