Les usagers de la forêt d’Argonne les côtoient, les utilisent parfois, lors de randonnée ou autre activité, mais ont-ils déjà réfléchi à l’origine des chemins creux ? Comment se sont-ils formés ?
Pendant des siècles, l’accès à la forêt ainsi que la vidange de ses produits, le bois principalement, s’est fait par les flancs des massifs. Les chemins d’accès partaient souvent des villages, des vallées, traversaient les prés et les vergers, avant de grimper dans les parcelles forestières. Ces mêmes chemins ont été empruntés pendant des siècles, puisqu’ils étaient les seules portes d’entrée aux coupes, et ce sont bien les passages répétés des engins de débardage à traction animale qui ont fini par façonner ces voies de vidange très encaissées. Par quel processus ?
Notre gaize est, nous le savons, un bien piètre matériau. Sensible au gel, à la pluie, elle se délite facilement, voire se transforme en boue, Par ailleurs, la saison des pluies est parfois bien longue dans notre pays, aussi les conditions de débardage étaient, et sont toujours d’ailleurs, souvent compliquées par l’humidité des sols. On imagine très bien les grandes roues en bois
tailler de profondes ornières sur ces voies de vidange, la pluie et les orages achevant par la suite le travail d’érosion débuté par le débardage et formant, au fil du temps, un chemin creux.
Cependant, certains d’entre eux sont tellement profonds et tellement étroits (un tracteur actuel ne peut pas les emprunter) qu’à mon avis, les hommes ont à une époque accéléré le processus.
Quand les ornières devenaient si profondes que les essieux des charrettes touchaient le sol, il est vraisemblable qu’ils intervenaient pour en quelque sorte « curer » le chemin, à savoir le recreuser pour retrouver la « gaize ferme », et ainsi pouvoir continuer les travaux les années suivantes.
Çà et là, il est donné d’observer, aux débouchés de ces chemins, des reliefs non naturels, des monticules inexpliqués, quoique boisés depuis longtemps et parfaitement intégrés dans le peuplement en place. Sans doute les déblais des chemins recreusés, à force de pelles et de pioches, de tombereaux.
Aujourd’hui inutilisés dans leur fonction première, érodés sur leurs flancs et revégétalisés par la forêt conquérante, tapissés dans leur fond par une couche impressionnante d’humus, ce sont des endroits à part, frais, agréables, on s’y sent bien. Les hommes qui sortent le bois, eux, sont ailleurs.
L’exploitation forestière moderne a eu besoin de la création de routes forestières, que l’on appelle souvent « des chemins blancs ». Toutes les forêts d’Argonne ou presque en sont désormais largement pourvues. Le défruitement des bois ne se fait plus par les flancs et les chemins creux qui débouchent dans le village, mais au contraire par le milieu du massif, pour rejoindre l’artère centrale, accessible aux camions à fort tonnage, parsemée de places de dépôt. La création de ces routes choque généralement l’opinion publique, qui y voit des saignées inutiles dans les peuplements, une volonté humaine de tout contrôler, la fin des lieux 100% nature. Il est vrai qu’immédiatement après les travaux, la vision des terrassements à nu peut dérouter. Heureusement, la nature fait son œuvre et bien vite les bouleaux, les genêts viennent redonner du vert à l’ensemble.
Une des conséquences de cette amélioration de la desserte forestière en Argonne est un inversement dans l’échelle d’accessibilité des parcelles En effet, celles situées près des vallées, jadis les plus proches et les plus faciles à sortir,
sont devenues les parcelles dont personne ne veut, parce-que trop éloignées de la route forestière, où il faut tout remonter, alors qu’auparavant il fallait tout descendre. De temps à autre, un exploitant courageux, attiré par le petit prix, achète une de ces coupes, en pensant pouvoir sortir le bois par les chemins des anciens. S’en suivent tous les conflits possibles avec l’agriculteur qui voit sa clôture détériorée, le parisien qui voit les arbres du verger de sa résidence secondaire écorcés, le maire qui voit son chemin vicinal détérioré, le petit pont dessoclé, les habitants du village excédés par le passage des camions, qui parfois arrachent les coins de toit dans les rues étroites, défoncent les trottoirs... C’est bien fini le temps des chemins creux.
Autres temps, autres pratiques, autres problèmes...
Éric Chevallier