Jusqu’à la fin de l’année 1915, la 10ème compagnie du 124ème R.I. comptait à son effectif un cheval répondant au nom de Bayard. D’origine boulonnaise, d’une corpulence exceptionnelle, au poil court d’un noir brillant, doux comme un mouton, l’œil clair et vif à la fois, franc de collier, nanti d’une énergie farouche, fort intelligent, il obéissait au moindre geste. Véhiculant tantôt la roulante, tantôt un caisson de munitions, il était inscrit sur le registre matricule de l’unité sous le numéro treize.
Il fallait le voir à chaque montée vers les tranchées de la Main de Massiges propre comme un sou neuf, grimpant allègrement la côte 181 au nord de Courtémont en ruines, tirant la roulante, tous jarrets tendus dans vingt centimètres de boue, arrachant les roues engluées des trous des marmites et puis, à l’arrivée, crotté comme un barbet, méconnaissable sous sa carapace fangeuse, mais presque aussi frais d’allure qu’au départ du cantonnement, alors que les poilus étaient fatigués et éreintés.
Du 6 décembre 1915 au début du mois de mai 1916, le 124ème R.I. occupe le secteur de la Main de Massiges et de Ville-sur-Tourbe. Bayard subit le même sort que les hommes : eau, neige, boue jusqu’à la ceinture. Les lignes touchent celles de l’adversaire. C’est l’enfer, sous la douche sournoise des « minen » qui creusent, en explosant, de profonds entonnoirs.
La troupe s’est installée dans ce que fut un village, dans des granges ajourées, dans des maisons mutilées, dans des caves où l’on croit mieux vivre, plus au chaud, plus en sécurité ?
Les cuisiniers sont installés à l’hôtel des courants d’air, dans ce pitoyable Virginy, patelin que le bombardement continuel, joint au pillage intensif des débrouillards, a totalement dévasté.
Bayard, aussi en plein courant d’air, derrière un pan de mur qui a échappé au massacre, sous ce qui reste d’un arbre, dans le froid, le vent glacial, de la boue jusqu’au jarret, attend stoïquement des jours meilleurs. C’était la guerre !...
La canonnade a repris, hélas ! Les éclairs des défaites et des explosions se font de plus en plus distincts : gerbes de boue, éclats d’obus, shrapnells à profusion, gaz toxique piquant les yeux et brûlant la gorge
Une accalmie passagère permit au soldat Aubier d’aller voir les chevaux. O stupeur ! Bayard était allongé dans la boue et des débris informes, étendu comme un soldat auquel l’instinct de conservation aurait prescrit cette position du tireur couché. Une large tache de sang noirâtre avait coulé de l’affreuse blessure
Aubier, toujours sous le coup de l’émotion, appelle ses copains qui ne tardent pas à émerger de leurs tanières pour s’assembler autour de la victime, figés de stupeur, mais impuissants devant l’irréparable.
Vandervalle, le poilu du Pas-de-Calais, ne put que s’incliner devant le « cadavre » de son « pays ». Et c’est en ces termes qu’il manifesta sa peine avec l’accent du « schnord » : « Mon pauvre vieux Bayard, tu ne verras plus tes corons, tes terrils, les derniers moulins aux ailes mortes, les tireurs à l’arc, tout ce paysage minier de ta jeunesse rude. Tu n’entendras plus ce « P’tit Quinquin » que nous fredonnons au créneau les jours où le cafard nous envahit. Mon cher Bayard, je te dis adieu ! »
Avec des gestes lents et mesurés, peut-être par peur de faire souffrir leur ami Bayard, les poilus présents enlèvent les harnais éclaboussés de sang et tirent l’animal de la glaise qu’il venait de fouler une dernière fois. On lui creusa rapidement une fosse dans un jardin en friche. Bayard fut descendu lentement, à l’aide de ses propres longes, dans le trou béant. De la chaux vive répandue en quantité par le brancardier Courtin le recouvrit bientôt de son linceul blanc-jaunâtre et la terre grise jetée à larges pelletées ensevelit la dépouille du regretté boulonnais.
Un des poilus propose qu’on accorde au disparu un suprême communiqué comme pour les braves morts au champ d’honneur. Il faisait partie de ces anonymes sacrifiés qui devaient « sauver le miel du monde et mourir pour les ruches » (Ed. Rostand). Bayard fut cité à l’ordre de la 10ème Cie du 124ème R.I. en ces termes :
« Bayard, numéro matricule 13, cheval boulonnais aux armées depuis le 22 août 1914 “ sans peur et sans reproche “ d’un caractère égal, a toujours assuré ses services dans les moments les plus pénibles, donnant à tous un bel exemple de courage tranquille et de persévérance, a trouvé la mort au retour d’une mission à Virginy (Marne) le 24 décembre 1915 “ a bien mérité du Pays ».
Cette citation fut déclamée par le commandant de compagnie, en présence des poilus rassemblés dans une cave suintante d’humidité, en cette nuit de Noël 1915.
Adieu Bayard ! Et que la terre d’Argonne te soit légère !
D’après le carnet de route du soldat R. Avignon, 10ème compagnie 124ème R.I.