Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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DOM PERIGNON ET SON DISCRET SCULPTEUR

   par François Duboisy



Une enquête

Lorsque la ville de Sainte-Ménehould fête, le 13 mai 1956, DOM PERIGNON, (le syndicat d’initiative, dirigé par Jean NOEL et Jean DEPORS est l’organisateur des festivités), elle inaugure une statue représentant la gloire locale. A cette occasion, elle édite une brochure, « Sainte-Ménehould 13 mai », tirée certainement à plus d’un millier d’exemplaires. Dans le programme qu’elle contient, la statue apparaît comme la vedette de la journée. On l’accueille à 9h45, on la bénit à 11h00 et on l’inaugure à 11h30. Par contre, pas un mot du sculpteur, pas même son nom. Les Ménéhildiens seraient-ils à la foi ingrats et grossiers ? Tiens tiens Il nous faut résoudre cette énigme.

Première information : Nom : ALBA, prénom : Nicolas.

Deuxième information : nationalité roumaine. Il n’y a là rien d’étonnant. La sculpture a toujours été à l’honneur dans ce pays, nation latine perdue dans le monde slave et dont les liens culturels avec la France et l’Italie sont forts. La Roumanie a donné au monde un des sculpteurs les plus prestigieux du XXème siècle, BRANCUSI (1876-1957) dont on peut voir l’atelier reconstitué sur la parvis du Musée Beaubourg à Paris. Ses statues figuratives mais souvent simplifiées à l’extrême (on en reparlera) inspireront Nicolas ALBA qui fut son disciple.

Troisième et dernière information qui explique tout : une personnalité étrange, une peur maladive du monde, des honneurs, des contacts, un homme atrabilaire, diront certains, découvrant une vocation d’ermite ou peut-être plus certainement un être frappé par un traumatisme qui l’amène à se retirer du monde, oubliant père, femme, enfants. Mais aussi et surtout, une volonté de se consacrer en priorité à sa foi dans une démarche mystique.

La vie de Nicolas ALBA

Tel n’était pas le nom de ce fils d’un père illustre. Il s’appelle, comme son père, AGARBICEANU, nom illustre en Roumanie. Est-ce pour cela, pour s’écarter du père qu’il choisit un pseudonyme s’inspirant de sa petite ville natale, Bucim-Alba. Car ce père est un homme célèbre, AGARBICEANU Ion (1882-1963), écrivain roumain de renom, surnommé « le petit père de la littérature roumaine » qui doit sa gloire à des romans traditionalistes. Ion était prêtre catholique uniate.

Tout en reconnaissant l’autorité du Pape, il utilisait une liturgie nationale. On peut supposer qu’il donna à son fils une solide éducation chrétienne. Mais rapidement, Nicolas va s’émanciper, quitter la Roumanie pour la France, où il va suivre de brillantes études musicales, décrochant des diplômes prestigieux, comme violoniste, mais aussi dans la direction d’orchestres. Mais le mal de Pott [1] qui le ronge depuis l’âge de douze ans, lui interdit de donner toute sa plénitude à son art. Qu’à cela ne tienne, il trouvera une autre voie pour s’exprimer : il sera sculpteur.


Nicolas, jeune compositeur

Sculpteur de renom

Cette passion va le dévorer de 1935 à 1948. Il se rapproche de son compatriote et maître, BRANCUSI, Parisien tout comme lui et va connaître une vie riche, côtoyant artistes et hommes politiques. Il expose en France, en Roumanie et dans d’autres pays d’Europe. Et puis, brutalement, tout en restant en France, il se retire du monde.

Nous sommes en 1948, la Roumanie devient République Populaire Roumaine, sous l’emprise du parti communiste. Le Roi est contraint d’abdiquer, l’opposition est liquidée. Peut-on expliquer sa mutation par l’intégration de son pays dans le bloc soviétique ? Ce n’est pas certain, car d’autres composantes personnelles doivent expliquer ce choix.

Il s’installe, un peu par hasard, à Châlons-sur-Marne, à la demande d’amis résidant dans cette ville. C’est maintenant un grand mystique qui ne se sépare jamais de son chapelet ni de sa bible.

Une fin de vie dans l’ombre

« Monseigneur PIERRARD, alors évêque de Châlons, sensible à sa démarche, décide de l’aider : il l’héberge dans une petite chambre de l’évêché, aujourd’hui Hôtel de Région, et, pour tout atelier, lui confie une sorte de cave sous la chapelle de la maison Sainte-Croix, son nom d’alors. Et là, sans chauffage, nourri grâce aux bontés des religieux, vivant comme un pauvre, dans un dénuement et une renonciation mystique, il va sculpter et sculpter encore.

Des œuvres religieuses, bien sûr, mais d’autres beaucoup moins mystiques, empruntant à ses innombrables lectures, ses thèmes familiers. Mais comme sa cave manquait parfois de lumière ou s’encombrait souvent de sculptures inachevées, c’est dans une petite maison qu’il surnommait « sa cabane » qu’il transportait ses outils, qu’il continuait sa quête artistique.

Cela a duré plus de trente ans, loin de toute notoriété, loin de sa femme et des quatre enfants »Journal [2].

Pour ceux qui l’approchent, le contact est saisissant. Le personnage ne manque pas de pittoresque. Il est coiffé d’un chapeau de cuir plus ou moins biscornu, il porte des lunettes noires rappelant le fameux architecte « Le Corbusier ». Nanti d’un sac de cuir marocain, d’un énorme trousseau de clefs, le dos courbé vers sa pipe, il a un aspect bien singulier. Il collectionne une documentation hétéroclite qui concerne aussi bien l’anthropologie, les antiquités, les monnaies, les fossiles, les instruments de musique, qu’il récolte au gré des ventes et marchés aux puces. Le caractère n’est pas facile. Lorsqu’il sort de sa réserve, c’est bien souvent pour élever le ton et contredire son interlocuteur.

Mais le mal inexorable gagna ses mains, lui interdisant de pratiquer son art.

Un second malheur vint assombrir sa vieillesse : l’épiscopat décida de vendre l’évêché. Les locaux vastes qui avaient, au début du siècle, hébergé un séminaire en pleine activité, n’étaient plus adaptés à la France de fin de siècle, où pratique religieuse et vocations étaient en notable régression. Il fallait changer de train de vie. Réaliste, l’évêché vendit, en 1985, ces locaux qu’il ne pouvait plus entretenir et la région en fit, avec nos impôts, un bien somptueux Hôtel de Région. Nicolas ALBA devait donc quitter les lieux. Il s’y refusa, rejoint par un autre irréductible, qui, lui, aussi, très âgé, avait trouvé refuge en ces lieux, l’Abbé MARTIN, ancien curé de Sainte-Ménehould.

On dit même que Nicolas s’était enchaîné pour montrer sa détermination. Mais tout rentra dans l’ordre. Notre sculpteur intégra, à deux pas de là, la résidence Bichat pour personnes âgées. En 1989, cette institution organisa une exposition de ses œuvres. En 1991, il quittait ce monde.

Mais revenons à notre statue

Elle a été taillée dans un bloc de pierre offert par l’entreprise Emile NOEL. Comme nous l’avons dit, elle fut promenée dans la ville, puis inaugurée dans le parc dit de la Mignonerie, jouxtant la demeure de Monsieur LECOURTIER, lors d’une fête fastueuse. Lorsque le drap tomba, la foule, qui avait partagé un repas champêtre dans le parc avant de danser sur les rythmes de l’orchestre Camille SAUVAGE, découvrit donc le DOM PERIGNON revu par Nicolas ALBA. Les avis furent contrastés. Certains furent déroutés par l’aspect rude et triste du moine. Oubliaient-ils que chaque artiste se projette dans son œuvre et que DOM PERIGNON, que l’on représente souvent sec et vigoureux, a emprunté le dos voûté par le mal de l’artiste, ainsi que sa mélancolie ? Ce qui étonna aussi fut cette main qui cache le visage. Là encore, les explications furent nombreuses : l’artiste s’est refusé de sculpter un visage car c’est une épreuve trop périlleuse, ou il ne possédait pas un portrait précis de son sujet, ou encore, c’est le meilleur moyen qu’il avait trouvé d’évoquer la recherche qui déboucha sur la prétendue découverte du champagne.

Mais n’est-ce pas le propre d’une œuvre d’art d’entraîner le débat ? Mais, même si notre gloire locale a revêtu une physionomie bien triste, il n’en demeure pas moins que la ville se voyait doter, sans bourse déliée, paraît-il, d’une œuvre d’art de grande qualité. Les jours suivants, l’entreprise fixa ce monolithe dans le square Pasteur, où, depuis un demi-siècle, il contemple, songeur, l’augmentation du trafic sur la route nationale.

Quand retrouverons-nous, à Sainte-Ménehould, une équipe capable de mener à bien un projet artistique de ce niveau ?

NICOLAS ALBA PARLE DE SON Å’UVRE

« Je me suis renseigné sur DOM PERIGNON, compulsant le maximum de documentation sur l’homme et l’œuvre. Le travail est essentiel. Mais j’ai tenu cependant à réaliser un pèlerinage à Hautvillers, sur sa tombe et c’est en ces lieux que je l’ai « vu ». Il est plus pour moi un scientifique qu’un mystique. C’est ce que j’ai essayé de rendre. J’ai voulu fixer l’instant d’intense réflexion au cours duquel DOM PERIGNON, en possession des principes en imagina la réalisation. Nul extase, donc, dans ces traits volontairement très humains qui doivent évoquer les solides vignerons des collines champenoises.

J’ai dû, pour sculpter ce sujet haut de 1m75 et pesant 1500 kg mettre les bouchées doubles, car le temps m’était compté.


« Qui réfléchit le plus intensément ? »

Notes

[1Tuberculose osseuse se logeant dans les vertèbres.

[2L’UNION du 13/04/89.

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