Un notaire du début du siècle dernier raconte cette émouvante histoire extraite de l’Almanach du Combattant.
J’ai dressé bien des testaments ; mais il y en a un dont je garderai le souvenir. C’était celui d’un valet de ferme, Jean POMBEL. Il avait perdu sa femme depuis un an et vivait avec ses trois petites filles, dont l’aînée avait six ans et la plus jeune deux ans et demi.
C’était un brave garçon, pas loquace. Comme toujours, au village, on le croyait riche. Aussi, lorsqu’il tomba malade et me fit appeler pour tester, je fus surpris :
« Monsieur le notaire, me dit-il, ne parlez de ça qu’après ma mort : je suis sans rien du tout. Je vis de ma paye et le bon Dieu y met du sien, car sans ça je n’aurais pas pu m’en sortir avec mes mioches Mais je veux faire un testament quand même ; voulez-vous écrire ? »
Voici ce qu’il me dicta :
« Je donne mon âme au bon Dieu, qui voudra bien la reprendre, j’espère. Mes meubles serviront à payer mes petites dettes. Je laisse mes trois filles à Martial LESPEREUX et à Vital NAJAC ; LESPEREUX les prendra d’abord, et NAJAC si Martial vient à mourir, ou bien le contraire.
C’est tout, Monsieur le notaire.
– LESPEREUX ! C’est impossible, Jean ! Il a déjà trois enfants lui-même et il n’est pas riche.
– Je le sais bien, mais il les prendra, vous verrez ; nous étions en amitié tous deux, et NAJAC aussi Donnez-moi le papier que je le signe. »
Il signa et sa calme assurance était si belle que je n’eus pas le courage encore de le détromper.
Jean POMBEL mourut quelques jours plus tard.
Son testament, quelque étrange qu’il fût, contenait ses dernières volontés : je fis appeler LESPEREUX et NAJAC.
C’étaient des journaliers, pères de famille et fort pauvres tous les deux. Ils arrivèrent longtemps avant l’heure indiquée et je vins les rejoindre dans mon étude. Ils avaient mis leurs habits du dimanche, modestes mais propres, et, pour me faire honneur, s’étaient rasés de près. Ils me saluèrent, avec cette simplicité de l’ouvrier honnête, si touchante que je n’ai jamais pu la voir sans en être ému jusqu’au fond de l’âme.
Je les fis asseoir ; ils avaient dans les yeux une espérance :
« Un testament, c’est toujours un mystère ; qui peut savoir ce qui en sort ? Et, vraiment, une petite somme ne ferait pas de mal à de pauvres braves gens comme nous ». Voilà ce que disaient clairement leurs bons regards fixés sur moi.
J’ouvris l’enveloppe et je lus :
« Les meubles paieront mes dettes. Je laisse mes fillettes à Martial LESPEREUX et à Vital NAJAC »
Ils n’eurent pas un tressaillement, mais leurs yeux se baissèrent cessant d’interroger et d’espérer.
« Eh bien ! dis-je à LESPEREUX.
– Eh bien ! monsieur le notaire, elles peuvent venir tout de suite. »
Il disait cela simplement, comme une chose toute naturelle et qui était due.
« Mais comment ferez-vous, mon brave Martial ?
– On s’en tirera, monsieur le notaire ; on travaillera un peu plus et le bon Dieu fera le reste. »
Je suis peut-être un grand naïf, mais cette charité vaillante me fit monter les larmes aux yeux.
« Vous avez trois enfants, n’est-ce pas ?
– Oui, et ça en fera six, puisque POMBEL l’a voulu Quand est-ce qu’elles viennent ?
– Tout à l’heure ; j’irai vous les mener Que dira votre femme ?
– Qu’est-ce que vous voulez qu’elle dise, monsieur le notaire ? Elle dira comme moi, pour sûr. »
Ils se levèrent tous les deux. NAJAC n’avait pas parlé ; mais c’était par délicatesse ; car, ayant laissé passer son compagnon, il me dit tout bas en me le désignant du doigt :
« J’espère qu’il vivra longtemps ; mais vous savez, je suis prêt à le remplacer. »
Je leur donnai une vigoureuse poignée de main. En vérité, il m’aurait été impossible d’articuler une parole ; j’aurais éclaté en sanglots d’émotion.
Une heure après, j’allai chercher les trois petites filles et les menai chez LESPEREUX. Le père, la mère et les enfants étaient assis sur un banc, le long de la table, se préparant à souper. Ils se levèrent à mon entrée.
« Voici les petites », leur dis-je. La femme s’avança :
« Venez, dit-elle, asseyez-vous ». Les trois petites cherchèrent une
place ; il n’y en avait guère, mais LESPEREUX dit à ses enfants : « Allons, reculez vous autres, serrez-vous un peu. »
Il se fit un vide sur le banc ; les filles de POMBEL s’y placèrent et ce fut tout : elles étaient de la famille.
En serrant la main de Martial, j’y glissai une pièce. Maladroit que j’étais ! Il me la rendit aussitôt :
« Ah ! monsieur, sans reproche, ce n’est pas bien, il faut me laisser ma joie ! »
De ce jour-là, voyez-vous, j’ai compris pourquoi le Sauveur Jésus aimait tant les pauvres.
De temps à autre, je visitais la nouvelle famille. Tout y allait bien. Marguerite POMBEL, l’aînée, rendait quelques menus services à sa mère adoptive ; LESPEREUX faisait des heures supplémentaires de travail : on s’en tirait tant bien que mal.
Mais l’hiver suivant, Martial, un soir, fut soudain saisi d’une fièvre violente. On n’eut que le temps d’aller en grande hâte chercher le prêtre et le brave LESPEREUX, la nuit même, reçut l’éternelle récompense de son admirable charité.
Je courus à la pauvre chaumière. Je trouvai la mère désolée, tout en larmes et répétant sans cesse :
« Mon pauvre homme ! Mon pauvre homme ! »
Et elle ajoutait :
« Et les enfants, les enfants ! »
Je vis bien que ce qui la tracassait par dessus tout, c’était la nécessité où elle se voyait d’abandonner les enfants de POMBEL.
« Je vais m’en occuper, lui dis-je ; je trouverai quelqu’un qui s’en occupera. Le temps de tout préparer et je reviendrai tantôt. »
Quand je rentrai chez moi pour donner les ordres nécessaires, on me dit que quelqu’un m’attendait à l’étude. C’était Vital NAJAC ; il avait ses habits de travail et de gros souliers remplis de boue.
« Pardonnez-moi, dit-il, je salis tout ici !
– C’est vous, NAJAC, quel terrible malheur, n’est-ce pas Que désirez-vous ?
– Je suis venu pour le testament, monsieur le notaire.
– Le testament de LESPEREUX ? Vous pensez qu’il vous laisse quelque chose ?
– Je le crois c’était convenu
– Mais il n’avait rien, le malheureux ! »
NAJAC se taisait ; les yeux fixés à terre, il tournait et retournait sa casquette entre ses doigts noueux. A la fin, il me regarda, et comme honteux de ce qu’il avait à dire, à voix basse, il murmura :
« Et les trois petites de POMBEL »
Ah ! Les braves gens ! J’avais oublié, moi et lui il se souvenait ; il accourait tout de suite pour avoir sa part, pour recueillir ce vivant héritage.
« Vital, lui dis-je d’une voix tremblante, voulez-vous me faire l’honneur de me donner la main. »
Il me la tendit ; de toutes mes forces je serrai dans les miennes cette honnête main calleuse ; mais je vis bien qu’il ne comprenait pas pourquoi j’étais ému.
« Qu’elles viennent tout à l’heure, me dit-il ; je vais prévenir à la maison ».
Et il s’en alla, marchant avec précaution, pour ne pas salir mon parquet de ses souliers boueux.
Moi, je le regardais s’éloignant sur la route, et il me semblait voir marcher près de lui et lui sourire, un autre homme, un Homme-Dieu, celui qui aime tant les pauvres et les ouvriers, qu’il voulut vivre de leur vie.
Le soir, ce fut, chez NAJAC, la même scène que chez LESPEREUX quelques mois auparavant : les enfants se serrèrent et l’on fit place aux nouvelles venues.
Extrait de l’Almanach du Combattant