Dans son livre passionnant « mémoires en images de Sainte-Ménehould », John Jussy publie, en page 116, une photo des « gars de l’Aiglonne » sur la scène d’un théâtre parisien, précisant qu’il s’agissait de l’enregistrement de l’émission « la Reine d’un jour ». Il a là contracté en une seule soirée deux événements différents. Cela m’a amené à rencontrer les témoins de cette lointaine époque où, pendant deux ans, la ville a connu son heure de gloire, lors de trois événements majeurs, la mettant sous les feux de la rampe.
L’histoire commence en fin d’après-midi un jour de l’année 1955. Jean Nohain et son équipe prennent leur repas à l’hôtel restaurant Bazinet. Jean Nohain était, à l’époque, une immense vedette. Il s’était fait connaître, avant guerre, comme auteur de charmantes chansons parfois écrites avec Mireille, dont certaines ont traversé les décennies et sont quelquefois reprises par les chanteurs contemporains (couchés dans le foin).
Mais c’est surtout comme présentateur et réalisateur d’émissions, d’abord à la radio, puis à la télévision, qu’il va connaître une notoriété considérable. « Jaboune » - tel était son surnom “ petit homme jovial, bavard, tenait hier une place dans les médiats que l’on peut comparer, si une comparaison entre deux époques si différentes a un sens, à Jacques Martin hier et Michel Drucker aujourd’hui.
Que faisait-il à Menou ? Il était venu animer l’émission « la Reine d’un jour ». De la table voisine, les trois dirigeants du syndicat d’initiative, les trois Jean (Noël, Depors, Péridon) s’entretiennent avec Jean Nohain, homme simple d’abord aisé. Il vient de découvrir le pied de cochon à la Sainte-Ménehould. Il est charmé. Et voilà qu’au cours de la conversation, il apprend que « l’inventeur du champagne » est né ici. Mais cette ville est formidable, il faut faire quelque chose pour que la France entière la connaisse ! Jean Nohain s’engage, promet il tiendra parole.
ET TOUT D’ABORD, LA REINE D’UN JOUR
Il s’agissait d’une émission radiophonique très écoutée après guerre. Rappelons que dans les années cinquante, la télévision était balbutiante. La famille s’ouvrait au monde prioritairement en se réunissant autour du poste. On écoutait les émissions quotidiennes de divertissement (la famille Duraton “ Sur le banc) les informations (on ne parlait pas quand le père écoutait les infos) et le soir, les grandes émissions telle « la Reine d’un jour » construite dans la tradition de l’élection de la Rosière qui se pratiquait au XIXème siècle dans de nombreuses villes. Chaque année, les notables choisissaient une jeune fille que l’on espérait « pure », que l’on savait méritante et on lui décernait le titre honorifique, accompagné de quelques subsides. Quant à elle, elle se devait de planter un rosier, d’où le nom de rosière, sur la tombe d’une personnalité bienfaitrice de la ville.
Jean Nohain construit son projet sur ce modèle. Dans la ville visitée, les édiles choisissent trois jeunes filles méritantes. L’équipe de l’émission visite les firmes et les commerçants locaux afin d’obtenir des cadeaux qui seront remis aux candidates. Et un soir, en direct sur la T.S.F., on interroge les candidates, on soupèse leurs mérites. Devant leur poste, les familles se passionnent, choisissent leur candidate préférée, s’apitoient sur le sort de ces pauvres jeunes filles que la vie n’a pas gâtées, supputent leurs chances de porter la couronne. Le verdict tombe, les cadeaux affluent prioritairement à la reine, mais les dauphines ne sont pas oubliées.
Bernadette se souvient
J’ai rencontré Bernadette Zambaux, qui se souvient de l’émission ménéhildienne à laquelle elle a participé. Veuve de Monsieur Decaisne qui travailla à la quincaillerie Pabst, elle vit aux Vertes-Voyes. A soixante-dix ans, c’est une grand-mère vive, dynamique, qui sait animer avec une joie débridée les réunions des seniors. Qui pourrait s’imaginer qu’elle fut une enfant puis une jeune fille gravement malade, plus souvent dans les hôpitaux que chez elle. Son état de santé précaire, son dévouement pour ses frères (elle était issue d’une famille de huit enfants) lui donnèrent rapidement le statut d’enfant méritant.
Son premier jour de gloire, si l’on peut dire, date de 1942. L’occupant allemand s’évertuait alors à vivre en bonne intelligence avec la population locale. On chassait ensemble, des officiers donnaient des cours d’Allemand aux lycéens, des jeunes filles acceptaient de danser avec l’occupant. Ce n’était pas la grande liesse, mais les Allemands faisaient des efforts. On était loin de la barbarie que l’on connaîtra dans d’autres temps ou d’autres lieux. Ainsi, le commandant de la place eut l’idée d’inviter à la Kommandantur située dans le bâtiment qui abrite « l’équipement » une jeune élève méritante. Le choix de l’institutrice, Madame Mangeot, tombe sur notre Bernadette. Et voici la frêle fillette de douze ans accueillie dans une salle qui lui paraît somptueuse, où on lui sert un repas copieux. La voilà seule à cette grande table, servie comme une bourgeoise, avec au fond de la salle des officiers allemands qui parlent une langue étrange aux accents redoutables. « Rien ne passe ». Et en plus, on mange à l’allemande, sans pain. L’officier allemand croyait donner à la population locale, à travers cette fille, joie et honneur. Elle ne reçut qu’appréhension et malaise.
Le second jour de gloire se situe en 1951. Bernadette est une jeune fille et elle sera choisie pour recevoir un prix qui fera d’elle, en quelque sorte, la rosière de la ville. Il faut rappeler qu’au début du XXème siècle, les bourgeois fortunés qui mouraient sans descendant direct laissaient, sous forme de legs, un soutien pour une action culturelle ou sociale. Ainsi, Bernadette fut-elle, cette année là, choisie pour recevoir une enveloppe avec une somme coquette et aller déposer un bouquet de fleurs sur la tombe du donateur au cimetière du château.
Décidément, ce label « jeune fille méritante » lui collait à la peau. Aussi ne fut-elle pas étonnée qu’en 1955 elle fut choisie pour postuler au titre envié de « Reine d’un jour ». L’émission radiophonique fut enregistrée à l’Isle Sainte-Marie. Trois jeunes filles sur la ligne de départ : Melle Canard, Melle Didier de la Neuville-au-Pont et notre Bernadette. Chacune rêve de machine à laver, poste de radio, ménagère en argent, trousseau complet, tous ces lots distribués lors des émissions précédentes. Et Jean Nohain est là, en personne, qui mène l’émission avec entrain. Bernadette ne sera pas couronnée, mais elle compte se consoler avec les beaux lots que l’on donne aux dauphines.
Hélas, Sainte-Ménehould n’est pas une très grande ville et peut-être les commerçants y sont-ils moins généreux qu’ailleurs. Madame Decaisne se souvient s’être vue invitée au Cheval rouge, avoir utilisé des bons d’achats pour se chausser chez Legay, se vêtir chez Philbert-Bousselin, se faire tirer le portrait chez Carlier. Et puis elle put déguster des pieds de cochon de chez Bazinet, arrosés par un vin offert par Charles-Janin.
L’Aiglonne avec Jean Nohain et Madame Bazinet
Sautons quelques mois et nous voici le 5 décembre 1955 sur la scène d’un grand théâtre de la capitale, « la Gaîté lyrique ». On y filme en direct une émission télévisée : « trente six chandelles » émission célèbre animée par Jean Nohain. La télévision est encore à ses balbutiements. Elle n’est pas entrée dans les familles, mais on la regarde dans les cafés et « trente six chandelles » permet de voir les vedettes de l’époque autour d’un thème particulier. Ce jour là, l’émission était consacrée à Dom Pérignon enfant de Sainte-Ménehould. Des artistes et des animateurs de la radiodiffusion française fêtaient l’inventeur du champagne et inauguraient par anticipation une statue de ce moine bénédictin. Certes, il était représenté sur scène, non pas par la statue qui se trouve sur le jard, mais par une autre plus modeste, originaire du vignoble. Parmi les vedettes qui se succédèrent, on notait Charles Trénet que l’on ne présente pas, Jeanne Sourza qui constitua avec Raymond Souplex, un couple d’humoristes célèbre, Robert Benzi, chef d’orchestre considéré comme un jeune prodige, l’animateur Zappy Max, le comique Fernand Reynaud. Le Charme était représenté par la toute jeune Claudia Cardinale, d’à peine dix-huit ans, qui venait d’être élue « la plus belle Italienne » de Tunis. Le chef de l’Aiglonne, Monsieur David, n’a jamais oublié le chaste baiser que lui avait donné ce jour cette future vedette. Et oui, l’Aiglonne était là au grand complet : Claude Marty, Maurice Delaval, François Herbillon, J. Claude Jacquesson, Jean Thomas et bien d’autres en ont gardé un souvenir vivace. Ce fut leur jour de gloire. De retour, lors d’une pause dans un café au bord de la route, ils furent reconnus par les consommateurs qui avaient vu leur prestation à la télé. Ils étaient promus au rang de vedette. Déjà, à la sortie du théâtre, ils avaient constaté qu’avec leur bel uniforme, ils ne laissaient pas les parisiennes indifférentes. Mais l’abbé Vander Maden veillait
Le pied de cochon était aussi de la fête car sur la scène, on pouvait admirer une reconstitution de la légendaire cuisine de Madame Bazinet, avec ses meubles patinés, ses assiettes, ses cuivres. Oui, ce fut une bien belle après-midi ménéhildienne, en plein cœur de Paris.
Le 13 mai 1956, eut lieu l’inauguration de la statue de Dom Pérignon, œuvre de Nicolas Alba, dont vous avons parlé dans le n°20 de juillet 2003. Voilà comment, un an après, Emile Baillon narrait cette fête dans sont histoire de la ville :
« Dom Pérignon est représenté serrant, dans son tablier relevé, une provision de raisins, paraissant réfléchir à l’emploi de ses fruits et à la fabrication du vin mousseux.
Avant d’arriver dans sa ville natale, Dom Pérignon, placé sur un camion décoré de fûts et de Bouteilles, partit de Châlons pour Paris où, au Cirque d’Hiver, eut lieu une soirée à la gloire du champagne. La statue en repartit le 11 au matin pour suivre la « route du champagne » par Château-Thierry, Dormans, Epernay, Hautvillers, Reims et Châlons. Dans toutes ces villes, des manifestations eurent lieu en l’honneur de Dom Pérignon : des jeunes filles et des jeunes gens en costumes champenois recevaient la statue à l’entrée de la localité et lui faisaient escorte jusqu’à la sortie.
Précédée des fanfares de l’Aiglonne et de Givry-en-Argonne, la statue arrivait à Sainte-Ménehould le dimanche 13 dans la matinée. Montée devant l’église du Château, elle était bénite par Monseigneur Becq, évêque de Châlons et une messe était célébrée, pendant laquelle Monsieur l’abbé Signolle, curé d’Hautvillers, retraçait la vie du fameux « cellérier ».
La statue était ensuite descendue de la butte du Château, précédée des officiels, de la municipalité, des membres de la Commanderie des Ceps de Vigne de Champagne, revêtus de leurs capes bordeaux à revers champagne et amenée dans la cour de l’Hôtel de Ville. Là, un autre baptême avait lieu : Monsieur Jean Noël, président du syndicat d’initiative, arrosait la statue au champagne. Un vin d’honneur, offert par la municipalité, était servi dans un salon de l’Hôtel de Ville. Monsieur Buache, Maire, remerciait les officiels et les organisateurs de cette manifestation. Jean Noël exprimait en particulier sa reconnaissance à tous ceux qui l’avaient aidé à réaliser cette journée et monsieur Schneiter, ancien président de l’Assemblée Nationale, terminait la série des allocutions en disant que : « la vie de Dom Pérignon n’a été qu’un bel exemple et que celui-ci a assuré la prospérité d’un pays qui est le nôtre. Imitons son exemple et que chacun accomplisse au mieux sa tâche. »
Vers midi, un déjeuner champêtre était servi dans le grand parc de Monsieur Lecourtier par des jeunes filles en costumes champenois, tandis que Jean Nohain et André Leclerc, animateurs bien connus de Radio-Luxembourg, accompagnés de l’orchestre réputé de Camille Sauvage, présentaient un spectacle de variétés.
Le soir, après un bal fort animé sur la place d’Austerlitz, un feu d’artifice tiré dans la prairie de Planasse terminait cette journée de fête.
Ce jour-là, les principales rues de la ville avaient été décorées de guirlandes de lierre agrémentées de grappes de raisin et de feuilles de vigne. Une grande porte rue Florion près du Pont de Pierre était surmontée d’une énorme coupe dorée et les côtés décorés de grandes bouteilles de champagne.
Tous les commerçants avaient réalisé des étalages très originaux où étaient exposés de nombreuses bouteilles de champagne de toutes marques, des coupes et des flûtes de valeur, des plants de vigne, des pressoirs en bois ou en chocolat, des tableaux et des statues de Dom Pérignon
Le lendemain, cette statue fut transportée dans le milieu du square Pasteur et placée définitivement sur son socle, le 23 octobre ».
Voilà comment se terminaient ces deux années un peu folles. Bien sûr, c’était une autre époque, mais pourquoi ne pas rêver qu’un jour, dans le cadre d’une émission télévisée à l’audience nationale, genre, « course au trésor » Sainte-Ménehould se retrouve sur l’avant scène !