---------Le premier témoignage que nous publions est une lettre reçue par Monsieur et Madame VIRRION, commerçants qui résidaient Rue des Six Frères et qui s’étaient réfugiés en Normandie. Elle nous a été communiquée par leur petit fils, chirurgien dentiste à Verdun. Elle émane d’une jeune fille réfugiée à Caen, très liée à la famille VIRRION. Elle a reçu des nouvelles de ses parents rentrés à Sainte-Ménehould et tient à informer ses amis de la situation dans la ville. On constatera, à la lecture de cette lettre, qu’un véritable désarroi s’est emparé des ménéhildiens et qu’il est propice à la propagation de bien des rumeurs. Rappelons au préalable les faits qui entourent la date du 24 juillet 1940 où fut écrite cette lettre :
---------10 mai - L’Allemagne enclenche son offensive générale vers l’ouest. Premier bombardement de Sainte-Ménehould.
---------12 mai - Second bombardement de la ville.
---------14 mai - Nouveau bombardement. Début de l’exode : la quasi totalité de la population quitte Sainte-Ménehould et fuit vers le sud et l’ouest.
---------11 juin - Nouveau bombardement.
---------15 juin - Les troupes allemandes entrent dans sainte-Ménehould
---------16 juin - L’armistice est demandé par le Général Pétain.
---------25 juin - Fin des hostilités - Début du retour des habitants.
°
°— °
---------Caen, le 24 juillet 1940
---------Chère Madame, Cher Monsieur,
---------Je viens de recevoir une longue lettre de mes parents. Ils sont à Menou. Votre maison et la nôtre sont debout, ainsi que toutes celles du quartier des Six Frères. Hélas, quel spectacle ils ont trouvé en revenant ! Notre maison, comme la vôtre est complètement sale, dégoûtante. Des soldats et des réfugiés ont du passer par là. Quelle saleté ! ! ! Les rideaux ont été déchirés, chez nous, pour essuyer la vaisselle, le phono a été pris, les disques cassés, les draps déchirés. Je ne veux pas vous cacher tout cela et même, j’ai le regret de vous apprendre que votre magasin est entièrement pillé. Notre vaisselle, nos meubles même ont été transportés chez vous puis dans la cabane de Monsieur MALFAIT. Toute la vaisselle est sale ainsi que les draps, le linge, etc ... Même des meubles ont disparu. Mais nos maisons sont debout et nous sommes des privilégiés.
---------A Menou, tous les pont sont sautés. Les Allemands en ont refait en bois.
---------La rue des Prés, de JAUNET à l’abattoir, n’est plus qu’un tas de pierres.
---------La rue Margaine, de NOEL à ROUSSELOT est semblable. Les maisons BOCQUILLON, BRULFER, NOEL, ROUSSELOT, etc ... ne sont plus que tas de pierres. La rue de Verrières est aussi abîmée. La rue des Rondes n’existe plus, mais la rue Chanzy n’a presque rien. Aucun commerçant n’est rentré. Toutes les maisons sont ouvertes et pillées. Tous les commerçants ont été dévastés. Il y a des morts, malheureusement.
---------Notre curé a été tué dans un bombardement, l’aumonier également et la tante de Jacqueline CKOLNIKOFF.Monsieur VATIER a été tué dans un accident d’auto [1] et Monsieur BAILLON remplace le maire en ce moment [2]. Papa s’occupe d’avoir des écoles. Les Italiens ont bombardé la gare de Menou [3], où se trouvaient deux mile réfugiés de la région. Il y a eu soixante morts et cent blessés [4].
---------Madame SARRAZIN et les gens qui logeaient chez JEANSON sont les seuls rentrés aux Six Frères avec Monsieur VERMONET. Un officier allemand, très gentil, loge chez vous. Quand mes parents sont arrivés, il n’y avait ni eau, ni électricité, ni gaz ... rien à manger. Les habitants ont mangé à la popote des Allemands et maintenant à une popote municipale. Toutes nos provisions ont disparu. Mes parents ont mangé du pain noir tout moisi.
---------Heureusement, après le 11 juillet, il y avait une boulangerie de pain blanc qui a rouvert. Puis, LELORRAIN a vendu de la viande : cent grammes par personne. L’eau devait être rétablie la semaine suivante, grâce au dévouement de Monsieur BERNARD, qui est allé chercher des tuyaux à Bar-le-Duc.
---------C’est surtout le savon qui manque. Mais les Allemands, qui sont très corrects, passent de temps en temps de la viande à mes parents. Nous avons des haricots et de la salade dans le jardin, mais les pommes de terre sont toutes mangées par les doryphores. Mes parents bêchent et plantent des haricots pour l’hiver. Ils emploient des prisonniers pour ce travail. Papa a retrouvé sa machine à écrire chez un voisin et il m’écrit que Menou n’a pas été ville ouverte. Aussi les Allemands ont-ils là des droits qui ne sont pas dans une ville ouverte.
---------Cependant, lorsqu’un habitant revient, la Kommandantur donne le droit au civil d’occuper la maison tout seul. On estime à neuf cents le nombre des habitants rentrés [5]. Il y a bien six mille prisonniers Français à la caserne. Trois d’entre eux sont venus travailler chez nous et réparer les chaises de la salle à manger qui avaient été défoncées.
---------Après le 17 juillet, l’électricité a été rétablie. L’eau le sera dans une semaine. Le ravitaillement commence à se faire. La vie s’organise peu à peu. Les boucheries sont ouvertes. Il y a du bon pain. Excusez-moi de vous écrire une pareille lettre mais la lettre de mes parents vient d’arriver et j’en suis toute retournée. J’ai voulu vous prévenir immédiatement. Qu’allez vous décider pour le retour ?
---------Je pense que le ravitaillement doit se faire à peu près normalement à Menou maintenant. Il faut nous estimer heureux d’avoir retrouvé nos maisons debout, alors que des centaines de maisons ne sont plus que des ruines.
---------Le 17 juillet, les boulangeries, boucheries étaient rouvertes et mes parents me disent qu’ils peuvent trouver du beurre. Ils ont attrapé treize lapins qui étaient en liberté. Papa a pu avoir du tabac par le capitaine qui loge chez vous.
---------Votre maison doit être très sale mais après un bon nettoyage, il n’y paraîtra plus. Le plus malheureux est le pillage de votre magasin.
---------La poste ne fonctionne pas encore à Sainte-Ménehould. J’ai pu avoir cette longue lettre par l’intermédiaire de camarades de Joeuf qui étaient venus à Menou et ont remporté la lettre avec eux, car tout marche à Joeuf. Mes parents ont trouvé un camion Allemand après Meaux. Ce camion les a conduits jusqu’à Menou. Mais ils ne sont pas passés ni par Château-Thierry, ni par Epernay, car les ponts sont coupés. Ils sont passés au sud de la Marne, jusqu’à Châlons, qui est bien démoli et là, il y a des pont en bois.
---------Voilà un résumé des nouvelles. Chère Madame et Cher Monsieur, excusez cette lettre mal écrite ... Je n’ai plus ma tête à moi. Veuillez recevoir, ainsi que vos enfants, toutes mes meilleures amitiés.