Extrait du roman « CLAUDE BRIDET »,
écrit par Georges LIONNAIS, Instituteur en Argonne,
édité par H. FREMONT et Fils en 1929.
Nous pensons cette reprise judicieuse, en cette année du 80ème anniversaire de l’Armistice.
La simplicité du style, la beauté de l’écriture et la précision des situations expriment avec beaucoup de réalisme la reprise de la vie en Argonne au lendemain de l’Armistice de 1918.
Il s’agit ici du début du chapitre n°1, mais si la suite devait intéresser nos lecteurs, dans la mesure de la place disponible, c’est bien volontiers que nous accéderons à la demande.
Par ailleurs, Georges LIONNAIS a écrit d’autres ouvrages tout aussi intéressants et que l’on retrouve parfois dans des « vides greniers ». N’hésitez pas à vous les procurer. Ils sont rares et chers chez les spécialistes. Si l’intérêt s’en fait sentir, nous pouvons également mettre en place, une rubrique « Livres Vente-Echanges ». Nous serons très réceptifs à vos suggestions.
G.M.
CHAPITRE 1
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LA VIE AUX RUINES
(Après l’Armistice)
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Sous un hangar, la voiture attendait, coiffée d’une bâche verte.
Le père Claude Bridet et son fils, Onésime, sortirent de l’écurie avec Fanfan et Polka, les deux chevaux.
La mère Bridet prit place sur le devant de la charrette où une paillasse, bourrée de foin sec, était étendue.
- J’n’oublions rin, numé ? fit le vieux.
- Niant ! Je n’crois point !
Onésime ramassa le corbeau glacé et fit « bronder [1] » , au dessus des colliers rustiques, la fine mèche du fouet.
Les bêtes démarrèrent.
Les premiers flocons de neige se faufilèrent dans l’air gourd, comme des éclaireurs, puis la boue noire les dévorait.
Bientôt la « haulée [2] » s’épaissit et la fange en fut saturée, repue.
Les larges bandages des roues creusaient deux ruisselets noirs au « mîtan » de la chaussée blanche.
Derrière, le père Bridet surveillait le chargement pour voir si rien ne « beurloquait [3] » .
D’une hutte de cantonnier, un soldat américain bondit, tête nue, revolver au poing :
- Halt ! Papî ! ...
Le vieux tendit un laissez-passer.
On repartit.
Une bourrasque balaya la vallée, jalonnée d’innombrables poteaux, dont les fils brisés, emmêlés, traînaient jusqu’à terre, comme d’énormes toiles d’araignées crevées par l’ouragan.
On fit halte, au pied de l’Argonne, dans une auberge occupée par des noirs américains.
Parfois, l’un d’eux tirait du fond de sa poche un billet crasseux, le jetait à la patronne ; et, saisissant un litre de « caugnac », en buvait la moitié, à la régalade.
Vers deux heures, on rattela.
La route s’enfonçait au cœur de la forêt mutilée.
Entre deux collines broussailleuses gisait le squelette carbonisé de Clermont en Argonne.
Ils distinguèrent, vers le bourg forestier des Islettes, un amoncellement sombre, au-dessus duquel tournoyait une nuée croassante.
A mesure qu’on approchait, une puanteur vous retournait le cœur.
Fanfan et Polka renâclèrent. Dix chevaux pourrissaient là. De leurs panses ouvertes sortaient des paquets d’intestins verdâtres ; on eût dit de monstrueuses sangsues se gorgeant de charogne. Un gosse qui coupait des harnais, à même le charnier, se sauva en jetant un cri sauvage.
On entrait en pleine zone rouge.