Il y a une cinquantaine d’années, Menou pansait ses plaies.
La Seconde Guerre Mondiale était passée par là et la ville en portait les traces. La rue des Prés avait été bombardée et toute la partie située entre les vannes du Moulin et l’abattoir n’était plus que ruines. Le pont des Maures détruit, une passerelle en bois permettait de circuler en direction de Moiremont et de Florent. La rue de la Libération se résumait à quelques maisons au bas de la côte et l’agglomération s’arrêtait à la ruelle de Bignipont.
Aux deux tiers de la côte, du côté droit, en allant vers Moiremont, une petite maison isolée était habitée par un personnage pittoresque portant le nom de Jean ROUGE. Pour les promeneurs qui passaient par là, c’était une halte quasiment obligatoire, car Jean ROUGE, paisible vieillard aux cheveux blancs comme neige, était d’un naturel très affable et avait toujours un mot aimable pour chacun.
Pour les enfants (... et pas seulement pour eux ! ...), cet arrêt avait un attrait supplémentaire : l’âne qui paissait dans le talus, en face de la maison, juste au bord de la route et dont le caractère était aussi doux et avenant que celui de son maître. Aussi, les visiteurs sortaient-ils régulièrement de leur poche une pomme, une carotte ou autre friandise du même genre, ce qui contribuait encore à rendre les rapports plus cordiaux.
Ce jour-là, Jean ROUGE avait décidé d’aller ramasser du bois avec l’aide de son compagnon. Mais comme chacun sait : l’homme propose et l’âne dispose et celui-ci, malgré ses nombreuses qualités, ayant comme tous ses congénères « une tête de bourrique », avait décidé de ne pas bouger, quoiqu’il advienne.
Son maître avait pourtant tout tenté : de la douceur à la colère, du compliment le plus flatteur à l’injure la plus grossière, de la carotte au bâton ..., Rien ne pouvait décider cette fichue bestiole à faire un pas en avant et la tension commençait à devenir inquiétante pour les artères de notre ami (Jean Rouge, pas le bourricot ! ...), qui commençait à friser l’apoplexie.
Vinrent à passer les cantonniers qui, équipés d’une citerne de goudron chaud et d’une remorque contenant du gravillon, colmataient à grands coups de balai les nombreux « nids de poule » de la route.
- « Qu’est-ce qui t’arrive, vieux Jean ? T’as pas l’air de trop bonne humeur ? »
- « Cette maudite bourrique ne veut pas avancer ! Ea fait bien une heure que j’essaie de la décider. Elle ne veut rien savoir ! »
Après avoir constaté le blocage apparemment définitif de la situation et s’être concertés pour y trouver remède, les cantonniers décidèrent de tenter quelque chose. L’un d’eux s’approcha de l’âne, lui souleva la queue, tandis que l’un de ses collègues, d’un ample mouvement de balancier rappelant celui du sonneur de gong de la Métro Goldwin Meyer, gratifiait le postérieur de la pauvre bête d’une généreuse dose de goudron chaud. L’effet fut fulgurant : l’âne prit un départ que n’eût pas désavoué le plus fringant des vainqueurs du prix de l’Arc de Triomphe, franchit le haut de la côte dans un nuage de poussière et disparut en un clin d’œil.
D’abord stupéfait par l’efficacité du traitement autant que par le potentiel sportif insoupçonné, jusqu’à ce jour, de son bourricot, Jean ROUGE passa en quelques secondes de l’inquiétude à l’angoisse, puis au soulagement quand il entrevit la solution de son problème.
Baissant précipitamment son pantalon et présentant au porteur du balai la partie la plus charnue de son individu, il lui dit : « Fais-moi vite la même chose, sinon je ne le rattraperai jamais ! »