UN RECIT PRESQUE LEGENDAIRE
D’UNE SÅ’UR DE SAINT CHARLES
« Vers le 1er août 1854, je suis partie pour soigner les cholériques de Gizaucourt et de Voilemont, villages du canton de Sainte Ménehould. L’épidémie était effrayante, il y avait des malades à peu près dans chaque maison. Sœur Rose et deux filles de la maison de Charité vinrent me rejoindre ; alors, nous nous partageâmes la besogne et je partis pour Voilemont. C’était au temps de la moisson : les pauvres gens tombaient comme des mouches dans les champs, la terreur était à son comble et personne ne voulait loger des étrangers. L’homme quittait sa femme et les enfants abandonnaient leurs parents malades ; une mère laissa mourir seul son fils unique. J’aurais voulu avoir des ailes pour voler au secours de tous. Les médecins de Sainte Ménehould, Monsieur le Sous-Préfet et des officiers de santé venaient nous visiter tous les deux jours, mais les malades n’avaient pas confiance en eux, prétendant qu’ils les laisseraient mourir, et on m’appelait de tous côtés. Je portais alors ma pharmacie dans un panier : essence de térébenthine, menthe, mélisse, farine de lin, moutarde, sirop d’ipéca, etc... J’allais ainsi de porte en porte. Lorsque je demandais à quelqu’un de m’aider : - « vous n’avez pas peur, me répondait-on, c’est que vous avez quelque préservatif. » - Je disais alors que je n’avais autre chose que le désir de sauver les malades et une grande confiance en la Sainte Vierge. J’engageais ceux que je visitais à écrire sur du papier cette invocation : O Marie, conçue sans péché, etc. et à coller cette invocation sur les murs de leur chambre. Je leur faisais prononcer les noms de Saint Joseph, de Saint Charles, et j’invoquais ces grands saints avec eux, ainsi que la Sainte Vierge. Dans beaucoup de ces maisons, on ne trouvait pas de crucifix, mais je traçais alors de grandes croix sur la muraille avec un morceau de charbon, et lorsque, guéris, ils me disaient : - « C’est à vous que nous le devons, » - je répondais : - « Non, c’est la Sainte Vierge qui a demandé au bon Dieu votre guérison ».
J’ai été parfois témoin de scènes déchirantes, car la misère était profonde dans certaines maisons. J’allai visiter un jour une pauvre femme et ne trouvai chez elle ni drap ni chemise pour la changer ; pas une bûche de bois, rien qu’un peu de paille. Ses nombreux enfants me disaient : - « Sœur, donne-nous donc du pain ! ». J’en mendiais pour eux. Dans ces circonstances, on peut juger de la confession que faisaient ces pauvres gens si peu instruits. Ils étaient enveloppés de sinapismes pendant que M. le curé leur donnait l’extrême-onction. Il leur était impossible de recevoir la communion à cause de leurs vomissements presque continuels. Souvent, le soir arrivait sans que j’aie pu visiter tous mes malades, il fallait courir au plus pressé. A la nuit, passant près de l’Eglise, je m’agenouillais à la porte ; et le matin, j’offrais à Dieu mon travail, je disais une petite prière et c’était tout. On m’avait offert une chambre au château situé entre Jiraucourt et Voilemont, mais je n’acceptai pas, j’aurais été trop éloignée de mes malades. Je logeais donc chez une bonne femme, où on pouvait plus facilement venir me chercher la nuit, quand il m’arrivait d’aller me reposer. L’homme était réduit à ensevelir sa femme morte, et réciproquement, car personne ne consentait à se dévouer près des malheureux. Le pauvre fossoyeur, malade lui-même, creusait la septième fosse pour sa famille - sa femme était la septième morte chez lui - et il n’avait trouvé personne pour accomplir cette triste besogne ; vraiment, si j’avais su comment m’y prendre, je lui aurais épargné cette affreuse peine. Combien de ces pauvres gens, en me rencontrant, me disaient : - « Ma Sœur, si vous aviez été ici, ma sœur, mon père, ma mère ne seraient pas morts. » - Beaucoup reprenaient confiance et guérissaient ; je leur donnais l’assurance qu’ils ne mourraient pas, aussi vrai leur disais-je, que je m’appelle Sœur Bertille. Ils ne voulaient pas me laisser partir ; alors, j’embrassais hommes, femmes, enfants, disant : Vous guérirez, vous irez mieux, et ils étaient heureux. Monsieur le Maire, à ma demande, faisait tuer des poules et une bonne femme préparait du bouillon pour ceux qui allaient mieux.
J’allai deux fois à Epense, car deux fois le choléra y fit sa terrible apparition ; la mort faisait le vide dans les maisons, la frayeur était peinte sur les visages. Lorsque ces gens recevaient les ordonnances des médecins, ils étaient si effrayés qu’ils n’y comprenaient rien et donnaient mal les soins. La veille de mon arrivée à Epense, une jeune fille était morte dans un bain de moutarde.
Le bon Dieu m’avait soutenue au milieu de tant de fatigue et cependant je n’avais plus de peau aux mains à force de frictionner les malades.
Un soir, je tombai dans un ruisseau avec toute ma pharmacie ; heureusement, rien n’était cassé et je me relevais trempée, c’est vrai, mais n’ayant aucun mal ; c’était au mois de novembre. Du reste, au milieu de tant de mourants, je ne craignais nullement la mort, je ne dormais guère, n’en ayant pas le temps ; il me semblait parfois que j’étais tout près du ciel et je me disais : « Demain, on me trouvera morte sans prêtre, sans sacrements, alors je me recommandais à Dieu et à la Sainte Vierge ».
Pour récompenser mes soins, il m’arrivait que ces malheureux m’offrent de l’argent, mais alors je leur répondais : « Je n’en veux point, vous me raviriez le ciel qui est tout ce que j’ambitionne. » - Je les engageais aussi à mieux servir le bon Dieu à l’avenir et à le lui promettre. - « Voyez-vous, disais-je, vous ne pouvez quitter vos terres le dimanche et le lundi le bon Dieu vous y ensevelit. » -