Un dimanche, je vis des gens qui travaillaient dans leur champ, je leur offris de leur payer des ouvriers s’ils consentaient à laisser leur travail, et comme ils paraissaient disposés à refuser, animée d’un saint zèle, je les menaçais de laisser là leurs cholériques, etc. Aussitôt, ils jetèrent leurs outils et s’en retournèrent chez eux. M. le curé sut le fait et me dit - « Vous avez mieux prêché que moi ; vous avez gagné en un instant ce que depuis vingt ans je n’ai pu obtenir. » -
Un jour, je partis pour Dommartin avec un médecin de Sainte Ménehould. Le temps était affreux, temps de verglas et de neige, et notre voiture était découverte ; nous avons failli mourir vingt fois en route. Arrivés à sept heures du soir, nous avons fait de suite la visite de nos nombreux malades c’était la seconde fois que le choléra faisait son apparition dans ce village. On trouvait trois ou quatre cholériques dans chaque maison ; la mortalité était si grande qu’on ne portait plus les morts à l’Eglise. Là, je dus courir la nuit et le jour encore plus qu’ailleurs. Le médecin me dit une fois en me montrant une rue : - « Tout le monde ici partira. » - Je lui répondis : - « Nous verrons, moi je ne veux pas qu’ils meurent. » - Il eut fallu là cent bras pour frictionner ! Une seule personne mourut dans cette rue.
Comme je l’ai dit, il faisait froid ; je faisais des couvertures avec des draps remplis de paille, je prenais tous les vêtements pour couvrir les pauvres cholériques, et comme il fallait les séparer, je mendiais de la paille pour faire des lits au milieu de la chambre. Ce n’est rien de soigner les malades dans nos maisons, quand on a le linge et les objets nécessaires à leur donner. Dans ce pauvre village, je dus laver moi-même linge et compresses et pendant des jours entiers, je restais avec ma robe toute mouillée. Il y avait là un médecin âgé et son gendre, médecin aussi ; ils avaient peur et entrouvraient seulement les portes pour dire aux malades : - « Ecoutez bien la demoiselle chère sœur, elle a guéri beaucoup de malades dans un hôpital de Sainte Ménehould. »
Dans une maison, la mère était morte la veille de mon arrivée, le père était à la mort, cinq petits enfants dont une brûlée gémissaient sans secours ; les animaux n’avaient pas eu à manger depuis plusieurs jours ; je donnai du foin à deux vaches et je faillis périr sous les dents d’un porc affamé. Je le fis tuer.
Là comme ailleurs, lorsque les habitants me disaient : - « Comment, ceux-là ne meurent pas ! Une telle n’est pas morte ! C’est vous qui l’avez guérie ! » - Ma réponse était - « Le bon Dieu veut aussi vous sauver, aimez la Sainte Vierge, invoquez-la. » - La mort en effet reculait devant ces beaux noms qui étaient toujours sur mes lèvres. Lorsque ces braves gens m’offraient de l’argent, je leur disais : - « Faites-vous bâtir une Eglise et une maison pour loger un prêtre, puis servez bien le bon Dieu. » -
Je restai un mois à Dommartin, puis je retournai à Epense où le choléra faisait sa rentrée pour la troisième fois. Quelle terreur ! Le père de deux enfants venait de mourir, la mère était couchée à côté du cadavre ; je fis alors un lit de paille pour le petit garçon qui avait dix ans et je couchais une petite fille sur des chiffons dans un coffre où elle s’endormit.
Rappelée à Sainte Ménehould par ma chère Sœur Supérieure qui envoyait Sœur Odile pour me remplacer, j’étais inconsolable de quitter mes pauvres malades. Je leur disais : - « C’est à Sainte Ménehould que je veux vous voir ; vous y viendrez quand vous serez guéris. » - Je rentrai à l’hospice le 3 décembre 1854, mais je n’avais que mes chers cholériques dans l’esprit et dans le cœur et jusque dans mes songes, leur image me poursuivait sans cesse. »
Un jour, Sœur Cécile Vauthier et Sœur Stanislas se rendirent dans un grand village des environs de Sainte Ménehould. M. le Sous-Préfet avait demandé avec insistance que les Soeurs de Saint Charles allassent mettre au courant les religieuses d’un autre Ordre qui étaient là au nombre de quatre. Ces religieuses, en recevant les soeurs, prétendaient qu’elles ne pourraient se décider à aller voir les malades, qu’elles voulaient bien loger chez elles Sœur Stanislas, mais à condition qu’elle couche dans une chambre placée à l’extrémité de la maison et qu’elle mange seule.
« Nous fîmes notre visite à M. le Maire, écrivait Sœur Cécile, lui seul était debout chez lui ; sa femme et ses filles, qui avaient toutes été élevées à notre pensionnat de Sainte Ménehould, étaient atteintes du choléra. Je lui dis que Sœur Stanislas ne pouvait rester seule dans un aussi grand village et que j’étais disposée à demeurer aussi.
A ce moment, on vint nous appeler pour ensevelir un homme mort. Sœur Stanislas se rendit chez les soeurs de l’endroit pour les inviter à aller avec elle. La Supérieure lui dit alors : - « Nous irions volontiers, mes compagnes et moi avons réfléchi que vous voyant à l’œuvre de si bon cœur, il y aurait lâcheté de notre part à ne pas nous y mettre avec vous, que Dieu ne serait pas content de nous ; mais les morts ... Oh ! je crains les morts ... » - « Vous verrez, répondit Sœur Cécile, quand vous aurez fait connaissance avec eux qu’ils ne sont pas méchants. » - La bonne sœur partit ; elle et une autre de ses compagnes rivalisèrent de bonté et de dévouement avec nos soeurs. »