Dans la première moitié de ce siècle, nos campagnes Argonnaises étaient beaucoup plus peuplées et animées qu’elles ne le sont à notre époque. Dans chaque village, il y avait, au moins une boulangerie, une épicerie, un ou plusieurs artisans et un café-auberge-débit de tabac (sans tiercé ni loto, bien évidemment !), lieu de convivialité, par où passaient tous les potins et autres ragots de la communauté : aventures extra-conjugales de l’un ou de l’autre (le mot un est à prendre ici au sens large et s’applique tout autant à la gent féminine ! ...), dernier brochet aperçu dans la rivière (long comme un piquet de parc, je t’assure, je l’ai bien vu ...), inévitables considérations désabusées sur les caprices d’une météo résolument hostile dans ses excès ... Bref, un endroit très fréquenté où se fabriquait l’information, célèbre pour quelques « cuites » mémorables et où parfois passait un visage nouveau, événement abondamment commenté dans le cercle des habitués.
Ce jour là, dans l’une de ces auberges, trois jeunes et joyeux lurons firent une entrée remarquée : bonne présentation, plaisanterie facile avec tous, rires tonitruants ; leur joie était communicative et leur gagna très vite la sympathie générale. Comme ils avaient demandé à l’aubergiste de leur préparer un bon repas, celui-ci fit en sorte de ne pas décevoir ses clients et leur concocta un véritable festin à base de produits du terroir : girolles et gibier de la forêt, truites du ruisseau voisin, légumes frais du jardin, tarte aux mirabelles du verger, le tout accompagné d’un petit vin gouleyant à souhait (mais qui ne venait pas d’Argonne, lui, fort heureusement !).
Les efforts du chef furent très appréciés et honorés par les trois gaillards, grands amateurs de bonne chère. Aussi, l’après-midi était-il bien avancé quand il fallut penser au départ. Invité à présenter sa note, le patron, toque en tête et soucoupe à la main, s’approcha de la table avec un grand sourire. L’un des trois convives tendit la main vers lui en disant : « l’addition est pour moi ». « Pas du tout, rétorque son voisin, c’est moi qui ai eu l’idée de venir ici, c’est à moi de payer ». « Patron », ajouta le troisième, « mettez-les d’accord et laissez-moi régler ! » Notre aubergiste était bien embarrassé, ne sachant vers qui se tourner. De la discussion jaillit la lumière - prétend un vieil adage, bien souvent injuste (nos ancêtres les gaulois avaient déjà, paraît-il, de sérieuses difficultés à ce niveau et je ne suis pas du tout sûr que l’on ait progressé depuis ...). Un fois de plus, le débat resta stérile, chacun campant sur sa position. Finalement, une solution fut proposée et acceptée : « Nous allons régler cela à la course. Le vainqueur paiera le prix du repas ».
Ils sortirent donc devant l’auberge, se mirent en position de départ sur le petit chemin qui faisait le tour du bâtiment et attendirent le signal que leur donna l’aubergiste en personne, un aubergiste qui avait bien du mal à réprimer son hilarité, car les compétiteurs n’étaient visiblement pas de grands sportifs et comme chacun sait, la bonne chère n’est pas la meilleure alliée du sprinter ! Le départ fut plutôt poussif. Quant à la foulée des trois coureurs, elle avait beaucoup à envier à celle de Marie-José PEREC, c’est le moins qu’on puisse dire. Bien péniblement, ils atteignirent le coin du bâtiment, derrière lequel ils disparurent, tandis que le patron se retournait pour voir qui allait surgir du dernier virage, se réservant le soin de le féliciter et de lui remettre la fameuse note, objet de la course. Seulement voilà : il n’a jamais revu aucun des trois loustics ! ! !
D’abord furieux d’avoir été berné, qui plus est avec sa participation active, il décida, après mûre réflexion, de ne pas porter plainte, estimant à juste titre que le ridicule qui resterait associé à son nom et les plaisanteries qui en résulteraient si l’affaire s’ébruitait, risquaient d’être difficiles à vivre. Il opta donc pour la discrétion et comme il avait un certain sens de l’humour, il finit par rire de l’aventure, jugeant que la leçon reçue et la naïveté dont il avait fait preuve méritaient un repas, aussi copieux et raffiné fut-il.