Chaque année, au retour de la saison des frimas, on voit sortir de Futeau et des trois hameaux qui l’entourent (la Contrôlerie, Courupt et Bellefontaine)
une multitude d’hommes qui s’acheminent péniblement, le dos courbé sous un énorme sac de toile blanche, une hache à la main. Ce sont les bûcherons qui partent pour la forêt. C’est pour huit jours, pour plusieurs semaines, quelquefois pour deux ou trois mois qu’ils viennent de quitter leur famille, selon la distance des coupes livrées à l’exploitation.
Arrivé à l’endroit que le sort lui a désigné, le bûcheron se met à l’œuvre. Bravant la rigueur du froid, l’incommodité du givre, de la pluie ou des neiges, il travaille sans relâche aussi longtemps que le permet la trop courte clarté du jour. La nuit venue, il vient prendre sa nourriture et son repos dans sa hutte.
Cet automne-là, Le Claude de Courupt, avait donc pris la route de la forêt accompagné de sa jeune épouse Catherine. Ils s’étaient mariés entre la moisson et les vendanges. Claude, quoique rentrant seulement de ses trois ans de service militaire, avait trouvé facilement du travail, car c’était un solide gaillard dont la force et l’habilité étaient déjà connues des marchands de bois. On savait qu’il ne renâclait pas à l’ouvrage et qu’il n’y avait pas besoin de contrôler les piles de bois derrière lui, comme à ces bûcherons trop malins qui savent si bien empiler leurs bûches, en profitant des nœuds et des branches tordues, qu’il y a moitié de vides ! Il avait eu la chance de se voir attribuer une belle coupe entre Futeau et Beaulieu, là où les plateaux portent de si jolis noms de femmes : la Guillemine, la Jacquemine...
Il avait profité des derniers beaux jours de l’automne pour édifier sa hutte et s’en était félicité, car l’hiver avait pris de bonne heure. La première neige était tombée début novembre et n’avait pas eu le temps de fondre qu’une nouvelle couche plus abondante l’avait recouverte. Puis il avait gelé, ce que Claude préférait, car il fallait quand même retourner à Futeau chaque semaine pour renouveler les provisions. Catherine, déjà habituée à la dure car son père aussi était bûcheron, le secondait de son mieux, liant les fagots, tirant le passe-partout et préparant les repas. Claude trouvait pourtant le loisir de tendre quelques collets au petit gibier, pour améliorer l’ordinaire. Le garde Gauthier ne s’aventurait pas si loin par un temps pareil !
Et c’est au petit matin, en relevant ses collets, qu’il aperçut pour la première fois les traces, qu’il prit d’abord pour celles d’un gros chien, sans doute échappé d’un village voisin. Deux fois en quelques jours, il trouva des taches de sang et des touffes de poil sur la neige, autour d’un collet, prouvant que l’animal s’était servi avant lui. Sans doute la neige plus abondante et le froid plus vif, rendant la nourriture plus difficile à trouver, l’avaient-il enhardi, car il releva un matin de nouvelles empreintes tout près de la hutte, mais il ne s’inquiéta pas. Il fallait autre chose qu’un chien pour faire peur au Claude de Courupt.
Un soir qu’il s’était attardé pour mettre bas un gros hêtre à l’autre bout de la coupe, il arrive à la hutte la nuit tombée. Catherine qui l’avait précédé, avait allumé le feu entre les deux grosses pierres du foyer. Le chaudron à demi plein d’eau et de pommes de terre commençait à chanter. Cuites en robe des champs, elles fourniraient le plat de résistance du souper. Celles qui resteraient, coupées en rondelles et sautées avec quelques « chaillons » frits, feraient un repas rapide pour le lendemain midi.
- « Claude, va donc me chercher de l’eau, dit-elle, en le voyant entrer. Il n’en reste plus pour boire ».
Claude allume la lanterne et se dirige vers la source voisine. Tandis qu’un mince filet d’eau s’écoule dans le seau, il aperçoit deux points brillants dans le fourré : sans doute un renard ou ce fameux chien qu’il n’avait encore pas réussi à apercevoir ? Ramassant un bois mort, il le jette dans le fourré ; tout disparaît. Le seau étant plein, Claude regagne la hutte en hâte, pressé de retrouver un peu de lumière et de chaleur. Il ouvre la porte, dépose dans un angle le seau et la lanterne, se retourne pour la fermer et s’arrête pétrifié : dans l’ouverture se tient un grand loup ramassé sur lui-même, prêt à bondir. Que faire ? Sa hache est dans l’angle opposé, au moindre mouvement le loup va le devancer. Catherine, qui se tenait derrière le feu, est comme paralysée. Elle ne peut lui être d’aucun secours. Et pourtant si !
Une idée fulgurante, trois mots qu’il lui crie : « Catherine, le chaudron, jette ! »
Elle a compris aussitôt. Devançant le bond du fauve, elle saisit l’anse du chaudron et le lui lance en pleine tête. Aspergé d’eau bouillante, aveuglé, il recule en hurlant et s’enfuit dans la nuit. Claude renonce à le poursuivre et se contente de barricader solidement la porte. Ils ne dormirent guère cette nuit-là !
On ne revit pas le loup et même ses traces dans la neige disparurent les jours suivants, recouvertes par la neige.